La vérité judiciaire n’est-elle qu’une vérité alternative ?

BLR n° 49 – 17/04/2025

temps de lecture 3 minutes

Dans La Broyeuse – Les coulisses de la décomposition médiatique (Editions de l’Observatoire, 2025), la politologue Chloé Morin s’inquiète qu’un fait puisse faire « l’objet de récits alternatifs » et y voit « le signe d’un basculement dangereux pour la démocratie »..

L’enquête judiciaire, quelle que soit sa forme, a pour objectif la manifestation de la vérité en sorte qu’elle devrait échapper au risque décrit par l’autrice. Coexistent néanmoins le temps de celle-ci plusieurs récits, diversement construits et étayés, la décision définitive de l’autorité judiciaire validant in fine l’un au détriment des autres.

La construction part d’un présupposé contenu dans un article, un signalement, une dénonciation (…), son auteur poursuivant parfois un agenda personnel, y compris par rancœur ou pour se défendre d’une accusation. Les acteurs, selon leur position, vont s’efforcer de le démontrer ou de le déconstruire. Pour ce faire, seront collectées des preuves matérielles et recueillis des témoignages.

L’enquête judiciaire, quelle que soit sa forme, a pour objectif la manifestation de la vérité en sorte qu’elle devrait échapper au risque décrit par l’autrice.

La construction du récit ou sa déconstruction suppose un accès à ces preuves et témoignages dans un temps permettant de les confronter à d’autres preuves et témoignages. Cela nécessite que ces derniers soient toujours accessibles, le temps qui passe étant un obstacle à cette confrontation.

Or, plusieurs procédés entravent le déroulement normal de la construction d’un récit judiciaire tendant à la vérité :

  • le biais de confirmation du présupposé initial ;
  • la recherche de la preuve d’une allégation, indépendamment de la véracité de celle-ci ;
  • le refus de rechercher des preuves et des témoignages ou de les recouper ;
  • l’audition du mis en cause avant toute recherche coercitive de preuves, favorisant ainsi la disparition de celles-ci ;
  • le retranchement d’éléments de preuve et de témoignages en phase d’écriture du récit judiciaire (rapport d’enquête, réquisitoire définitif, ordonnance de règlement, décisions au fond) alors que ceux-ci sont en possession du juge ou de l’enquêteur (à l’instar d’un témoignage exonératoire passé sous silence pendant des années) ;
  • la lecture interprétative erronée, volontaire ou involontaire, de l’élément matériel recueilli ;
  • le défaut de réponse aux propositions factuelles formulées par d’autres ;
  • l’orientation des questions et des témoignages en découlant. Un ancien juge d’instruction de Nanterre se vantait de pouvoir faire dire n’importe quoi à un témoin dans le secret de son cabinet ;
  • l’auto-validation i.e. le fait de se nourrir des écrits de synthèse précédents, peu important qu’ils soient biaisés ou pas ;
  • la construction parallèle d’un récit dans la presse ;
  • l’alimentation de ce dernier récit par des fuites opportunes de documents d’enquête n’ayant pas été préalablement soumis au contradictoire (celui-ci étant repoussé le plus longtemps possible) ;
  • la conservation, des années durant, des preuves et témoignages, sans ouverture au contradictoire, empêchant la tenue, dans un délai raisonnable, du débat nécessaire à la vérité ;
  • le sabotage de la recherche de la preuve, parfois enfouie dans des archives opportunément plus accessibles ou passée sous silence alors qu’elle est à portée de main, comme cette plainte tue pendant des années dont le dossier resurgit mais incomplet…

La construction du récit ou sa déconstruction suppose un accès à ces preuves et témoignages dans un temps permettant de les confronter à d’autres preuves et témoignages. Cela nécessite que ces derniers soient toujours accessibles, le temps qui passe étant un obstacle à cette confrontation..

Les exemples sont légions : récemment, une juridiction de jugement se penchait sur une thèse pour la dire établie, estimant corrélativement que, de ce fait, il était inopportun d’examiner les éléments matériels substantiels venant au soutien d’une autre ; une thèse ayant occupé l’espace médiatique pendant 15 ans était invalidée, faute de preuve de la correspondance entre des retraits et des remises d’espèces subséquentes ; en garde à vue, des enquêteurs de police extrapolaient des faits à partir d’e-mails ne suggérant en rien lesdites extrapolations, l’intégralité

des emails et leurs pièces jointes n’étant au demeurant pas, pour des motifs inconnus, disponibles ; un expert judiciaire réalisait une expertise à partir, notamment, de constatations d’un rapport de synthèse partial ayant reproduit des déclarations plutôt que d’autres ; un procureur à l’audience confessait avant de requérir n’avoir pas lu les conclusions et pièces de la défense (dont aucune n’avait été recherchée pendant l’enquête), pourtant communiquées largement en avance au parquet comme au tribunal, qui in fine relaxera le prévenu sur leur fondement …

Face à la solidité des différents récits, il faudra trancher, la survenance d’un doute méritant de profiter à l’accusé. Il est peu de dire que la subjectivité occupe une certaine place dans le processus. Partant, qui a dit que l’intelligence artificielle allait remplacer les avocats ?


L’auteur

Emmanuel Moyne, diplômé en droit (DESS Paris V, droit comparé Paris II, DEA Paris I), a accumulé diverses expériences avant de débuter comme juriste chez White Gestion en 1997. Après dix ans chez Gide Loyrette Nouel, il rejoint Linklaters en 2007. Spécialiste du droit pénal des affaires, des enquêtes internes et de la conformité, il intervient dans des secteurs variés (énergie, défense, banque, luxe), et a représenté avec succès plusieurs grands groupes internationaux, en France comme à l’étranger. Secrétaire de la Conférence des Avocats en 2000, il a enseigné à Montpellier et Sceaux et signe régulièrement des articles consacrés au droit pénal, à la compliance et aux droits de la défense..

A propos de Bougartchev Moyne Associés

Fondé en 2017 par Kiril Bougartchev et Emmanuel Moyne, le cabinet Bougartchev Moyne Associés est une boutique parisienne de contentieux des affaires comprenant deux associés et six collaborateurs. Il accompagne entreprises, établissements bancaires, compagnies d’assurance et fonds d’investissement dans leurs litiges en droit pénal des affaires, civil, commercial et réglementaire. Le cabinet les assiste au quotidien, en situation de crise, pour leurs obligations légales, enquêtes internes et formations. Il conseille sur les dispositifs anti-corruption et réalise des due diligence lors de fusions-acquisitions. Ses avocats, habitués aux procédures complexes et transnationales, défendent leurs clients en France et internationalement.

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