Jean-Denis Combrexelle : « La fabrication des lois en France souffre d’un paradoxe souvent mal diagnostiqué »

BLR n° 46 – 23/01/2025

Photo de couverture : Jean-Denis Combrexelle

temps de lecture 3 minutes

Jean-Denis Combrexelle a été président de la section du contentieux du Conseil d’État, directeur des cabinets d’Éric Dupond-Moretti place Vendôme et d’Élisabeth Borne à Matignon, directeur général du Travail. Au cours de sa carrière, il a occupé plusieurs des postes administratifs et juridictionnels les plus élevés de l’État. Jean-Denis Combrexelle est reconnu pour sa connaissance approfondie des relations sociales et une vision pragmatique de la modernisation du droit, notamment celui du travail, privilégiant le dialogue social et la négociation collective comme outils de régulation. Dans son livre « Les normes à l’assaut de la démocratie », Jean-Denis Combrexelle met en lumière l’importance de démystifier le fonctionnement de l’État, trop souvent simplifié à l’excès. L’auteur analyse notamment la dynamique complexe entre les équipes ministérielles et l’administration, où s’entremêlent expertises techniques et considérations politiques. Il préside aujourd’hui une société de conseil en matière sociale (COMBREXELLE ASR CONSEIL). Membre de notre conseil scientifique, il a accepté de répondre à nos questions.

Vous bénéficiez d’une vision unique du processus législatif, vous avez examiné de nombreux projets de loi. Quels sont selon vous les défauts récurrents dans la fabrication des lois en France qui nuisent à leur efficacité ?

La fabrication des lois en France souffre d’un paradoxe souvent mal diagnostiqué. On accuse régulièrement la technostructure administrative d’être la source exclusive de l’inflation normative, mais cette analyse est réductrice et masque une réalité plus complexe.

En effet, la multiplication des normes résulte d’une dynamique collective où tous les acteurs de la société jouent un rôle. Les entreprises, au nom de la sécurité juridique, réclament constamment des précisions réglementaires. Les particuliers ne sont pas en reste, sollicitant eux aussi des clarifications supplémentaires. Plus surprenant encore, même les secteurs qui dénoncent l’excès de normes, comme les agriculteurs ou les professions libérales, peuvent parfois contribuer à leur prolifération en demandant des précisions additionnelles. 

Il est crucial de reconnaître que la multiplication des normes n’est pas le fait d’un seul acteur, mais le résultat d’une dynamique systémique impliquant l’ensemble des parties prenantes.

Cette situation trouve sa source dans une crise de confiance qui se généralise dans la société et qui englobe même le juge. Faute de confiance entre les acteurs, on veut des textes de plus en plus précis ne laissant aucune marge d’appréciation. L’exemple, donné dans le livre, du texte sur les bases de données pour les comités d’entreprise (aujourd’hui CSE) est révélateur : face à un texte au départ volontairement concis, les entreprises et les DRH ont réclamé, compte tenu du risque pénal lié au délit d’entrave et d’une interprétation large par le juge, un décret d’application très précis accompagné d’une longue circulaire.

L’Union européenne ajoute une couche supplémentaire de complexité, créant ce que l’on pourrait qualifier de « bureaucratie au carré ». Ainsi, avant d’envisager toute simplification efficace du processus législatif, il est crucial de reconnaître que la multiplication des normes n’est pas le fait d’un seul acteur, mais le résultat d’une dynamique systémique impliquant l’ensemble des parties prenantes.

Quelles sont vos recommandations pour améliorer la qualité des lois ?

Premièrement, il est essentiel d’établir un diagnostic précis de la situation et que chaque acteur reste dans son domaine de compétence, son « couloir de course », en ayant conscience qu’il porte sa propre part de responsabilité.

L’État doit retrouver une culture du résultat. La publication d’une loi ou d’un décret ne devrait pas être considérée comme une fin en soi, mais comme le début d’un processus d’application et d’évaluation. Cette approche permettrait de sortir d’une logique purement normative pour se concentrer sur l’efficacité réelle des textes.

L’administration française, bien que composée de jeunes talents dynamiques et compétents, doit modérer son souci de perfection qui conduit trop souvent à des textes cherchant à anticiper, dans la précision des textes, tous les cas possibles. Des alternatives aux normes traditionnelles, comme le « name and shame » ou le « nudge »*, peuvent être explorées pour atteindre les objectifs visés de manière plus efficace.

La publication d’une loi ou d’un décret ne devrait pas être considérée comme une fin en soi, mais comme le début d’un processus d’application et d’évaluation.

Un point réside également dans l’amélioration du dialogue entre juristes et économistes, aujourd’hui insuffisant. Surtout ils ne se comprennent pas, le cas du contrat de travail unique illustre parfaitement ce fossé. Là où les économistes préconisent la fusion CDD-CDI pour des raisons d’efficience, la logique juridictionnelle française pencherait naturellement vers la généralisation du CDI. Les juristes, souvent enfermés dans une logique contentieuse, peinent à intégrer les réalités économiques, tandis que les économistes sous-estiment parfois la complexité du jeu des acteurs institutionnels.

Cette meilleure coordination entre disciplines permettrait d’élaborer des lois plus pragmatiques, tenant compte à la fois des réalités économiques et des contraintes juridiques, pour une législation plus efficace et mieux adaptée aux besoins de la société.

* Le « nudge », que l’on peut traduire par « coup de pouce » en français, est une technique d’incitation douce qui vise à influencer les comportements des individus dans leur processus de décision, sans recourir à la contrainte légale ou à la sanction

Les études d’impact qui accompagnent les projets de loi remplissent-elles vraiment leur rôle ? Comment les rendre plus utiles ?

Les études d’impact accompagnant les projets de loi présentent une efficacité limitée, et ce pour plusieurs raisons structurelles.

D’abord, il faut comprendre que de nombreux projets de loi trouvent leur origine dans les promesses de campagne électorale. Dans ce contexte, les études d’impact se retrouvent dans une position délicate : rédigées par les ministères porteurs des projets, elles peuvent difficilement remettre en cause des engagements politiques déjà validés par le suffrage universel.

Le cas du contrat de génération, mesure phare de la campagne de François Hollande visant à favoriser l’emploi simultané des seniors et des jeunes, illustre parfaitement cette contrainte. L’étude d’impact qui accompagnait ce projet ne pouvait fondamentalement pas questionner la pertinence d’une promesse électorale majeure.

Ainsi, plutôt qu’un véritable outil d’aide à la décision, ces études tendent à devenir des exercices de justification a posteriori, leur capacité critique se trouvant naturellement limitée par le contexte politique dans lequel elles s’inscrivent.

Comment améliorer la lisibilité du droit ?

Dans cette quête de clarté juridique, l’intelligence artificielle apparaît comme un outil prometteur.

La lisibilité du droit représente un défi majeur dans notre société contemporaine. Alors que le Code civil napoléonien répondait aux besoins d’une société relativement homogène, notre environnement actuel, bien plus complexe, exige une adaptation de nos outils juridiques.

Des solutions concrètes peuvent être envisagées pour améliorer cette lisibilité. Le Journal officiel pourrait, par exemple, adopter une présentation plus claire des modifications législatives, notamment en utilisant des textes consolidés et en mettant en évidence les changements à l’aide d’une typographie distincte comme l’italique.

Dans cette quête de clarté juridique, l’intelligence artificielle apparaît comme un outil prometteur.

Si vous le permettez, nous aimerions maintenant aborder des aspects plus personnels pour mieux comprendre ce qui vous anime au-delà de votre parcours professionnel. Commençons par les trois personnalités auprès desquelles vous auriez aimé travailler ?

Charles de Gaulle pour sa lucidité politique.

Jean Moulin, le préfet de Chartres, pour son courage. Son livre « Premier combat » était en permanence sur mon bureau.

Bill Gates, pour sa capacité d’entreprendre associée à de vraies valeurs.

Qu’est-ce que vous aimeriez faire différemment dans votre vie quotidienne ?

Après une longue carrière et la retraite dans la haute fonction publique, j’ai opéré un changement en créant, avec ma conjointe, ma propre société de conseil. Ce virage professionnel incarne l’évolution que je souhaitais apporter à ma vie quotidienne.

Quel autre métier auriez aimé vous faire ?

Ingénieur des travaux publics pour construire des ponts. La photo de l’impressionnant viaduc de Millau a orné mon bureau de DGT pendant des années. Ce projet d’envergure, avec une architecture magnifique, s’est distingué par son exemplaire bilan sécurité : aucun accident grave n’a été à déplorer sur le chantier.

Le livre que vous auriez aimé écrire ?

Un roman policier ancré dans les coulisses de la vie politique et administrative. Mon objectif serait de dépeindre ce milieu avec justesse et nuance, loin des caricatures habituelles qui dénigrent systématiquement les responsables politiques. Les œuvres de fiction actuelles, comme le Baron noir ou La Fièvre souvent inspirées par la vision des conseillers en communication, donnent une image déformée de cette réalité.

Le livre que vous lisez actuellement ?

« La ruée vers l’espace : nouveaux enjeux géopolitiques » de Xavier Pasco.

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