Fragmentation du système international et remise en cause du modèle occidental de compliance : quel positionnement stratégique pour les entreprises françaises et européennes ?
BLR n° 46 – 23/01/2025
Photo de couverture : Emmanuel PITRON et Arthur LEPRINCE
Dans La Tentation de Mars, Ghassane Salamé souligne la vitesse avec laquelle « la vision irénique du système global, dominante au cours des quinze années qui suivirent la chute du Mur »[1], s’est dissipée, une vision fondée sur l’idée que l’expansion de la démocratie, l’interdépendance économique et la révolution technologique annonçaient « l’effacement de Mars » et des tensions internationales.
Or, cette vision est aujourd’hui largement remise en cause par un reflux démocratique réel, la montée en puissance du protectionnisme économique et le détournement des innovations technologiques à des fins de contrôle des populations. Comme l’écrit Salamé, « la réalité de la fragmentation [a remplacé] la promesse de la convergence ». Cette fragmentation s’exprime à la fois par une résistance à l’influence du modèle occidental par les pays dits du « Sud global », qui ont peu de points communs sinon la revendication d’un ordre international « plus multipolaire et moins unidirectionnel »[2], et par des divergences d’approche croissantes au sein même des pays occidentaux, entre les Etats-Unis et l’UE.

Les relations entre l’UE et les Etats-Unis sont affectées par la montée au sein du parti républicain d’un courant isolationniste et anti-ESG, dont l’écho est amplifié par le retour au pouvoir de Donald Trump.
Dans ce contexte, le droit dans sa dimension multilatérale s’efface et devient un instrument unilatéral de la puissance, utilisé par les Etats pour atteindre leurs objectifs de guerre économique. Du point de vue de la compliance, soit du champ et des modalités d’exercice par les entreprises de leurs responsabilités sur les plans environnemental, social et en matière de gouvernance (ESG), ce basculement a trois implications majeures.
D’une part, les relations entre l’UE et les Etats-Unis sont affectées par la montée au sein du parti républicain d’un courant isolationniste et anti-ESG, dont l’écho est amplifié par le retour au pouvoir de Donald Trump.
Au-delà des menaces de recours à des hausses de tarifs douaniers brandies par Donald Trump, des divergences croissantes se font jour entre l’UE et les Etats-Unis sur le sujet de la responsabilité des entreprises, en particulier en matière d’ESG.
Un mouvement anti-ESG est porté par le parti républicain depuis 2022. En 2023, le président Biden avait dû mettre un veto à une loi supprimant une réglementation autorisant les gestionnaires de fonds de pension à prendre en compte les critères ESG dans leurs investissements. Par ailleurs, un nombre croissant d’Etats, comme le Texas ou l’Oklahoma, ont dressé des listes d’exclusion d’institutions financières ayant pris des engagements ESG.
Un grand nombre de ces institutions sont depuis revenues sur leurs engagements, ainsi du fonds commun de placement Vanguard, qui a quitté la Net Zero Assets Manager Initiative en avril 2024, ou de BlackRock, dont le soutien aux résolutions portées par des actionnaires en matière sociale ou environnementale s’est fortement réduit entre 2021 et 2024.
D’autre part, alors que la conduite de politiques ESG est remise en cause aux Etats-Unis, elle fait l’objet d’une forte contestation au sein des pays dits du « Sud global », qui cherchent à promouvoir une alternative au modèle occidental, libéral et démocratique.
En effet, la compliance est de plus en plus pensée sans, voire contre la démocratie. En Chine, par exemple, « le droit de la compliance se déploie sans, voire contre la démocratie, la Chine ne voyant dans la compliance qu’une « procédure d’efficacité » ; en Europe, il se déploie avec, voire pour la démocratie »[3]. A cet égard, l’application extraterritoriale du droit européen en matière de protection des données, notamment, créé un risque pour les entreprises soumises à la loi chinoise de protection des données de 2021, un ‘anti-RGPD’, de devoir se retirer du marché chinois.
La compliance et l’ESG sont, en outre, pensées contre le modèle occidental. En 2023, le politologue russe Sergueï Karaganov, proche de Vladimir Poutine, a ainsi publié un travail de réflexion visant à « accélérer la recomposition de l’ordre international en défaveur de l’Occident », dans lequel il recommande de « créer et renforcer une approche équilibrée des problèmes qui sont maintenant couverts par le concept occidental d’ESG, l’agenda climatique et les questions de propriété intellectuelle. Il serait essentiel de proposer conjointement une nouvelle politique de conservation qui devrait être une alternative à l’ « agenda vert » de l’Occident (…) ».[4]

Alors que la conduite de politiques ESG est remise en cause aux Etats-Unis, elle fait l’objet d’une forte contestation au sein des pays dits du « Sud global », qui cherchent à promouvoir une alternative au modèle occidental, libéral et démocratique.
Ce contexte créé des incertitudes pour les entreprises françaises et européennes, sujettes à des réglementations contradictoires et victimes directes et indirectes de manœuvres de déstabilisation politique.
Alors que le Parlement européen a récemment déploré un « environnement commercial mondial de plus en plus politisé »[5], le CEO de QatarEnergy a, parallèlement, publiquement pris en position contre le directive européenne relative au devoir de vigilance (CS3D), estimant qu’elle posait des défis « qui n’ont absolument aucun sens » pour QatarEnergy, qui ne va « certainement pas approvisionner l’UE en GNL pour répondre à ses besoins énergétiques, pour ensuite être pénalisé par rapport à l’ensemble de [ses] revenus mondiaux »[6]. En Inde, au Moyen Orient ou en Afrique, les standards ESG occidentaux sont souvent perçus comme un potentiel frein au développement économique, et pas adaptés au contexte socio-économique local, quand bien même les cadres de reporting ont tendance à converger dans le cadre des travaux de l’International Sustainability Standards Board (ISSB).
Pour se prémunir face aux risques opérationnels posés par le mouvement de fragmentation de l’ordre international, nous identifions au moins trois leviers actionnables par les entreprises :
Premièrement, renforcer, de manière continue, leur capacité de veille et d’anticipation des changements politiques, juridiques et socio-économiques, dans un contexte de multiplication des cadres normatifs et de divergences croissantes des attentes des autorités politiques vis-à-vis des entreprises en matière extra-financière.
Deuxièmement, être en capacité d’adapter leurs programmes de conformité et leurs politiques ESG aux spécificités locales des pays dans lesquels elles opèrent. Concrètement, si des politiques « Groupe » définissant des lignes conductrices peuvent s’appliquer à l’échelle de l’ensemble des activités d’une entreprise, leur mise en œuvre opérationnelle requiert une approche ciblée, qui tienne compte des enjeux sociaux et culturels propres à chaque pays.
Enfin, s’organiser pour porter la défense de leurs intérêts devant les autorités compétentes, par exemple via des associations professionnelles, pour les inciter à être plus proactives dans leur stratégie de sécurité économique.
Les auteurs :

Emmanuel PITRON, CEO, ADIT – Directeur Général, ADIT, depuis janvier 2023, Emmanuel Pitron est en charge des activités de renseignement d’affaires et d’éthique des affaires. En 2016, en tant que Senior Vice-Président, il a créé et développé la Business Unit en charge des activités de compliance et de due diligence afin de protéger et sécuriser les clients de l’ADIT sur tous les risques de non-conformité du business. Il a également été l’architecte de solutions souveraines de gestion de ces risques. Après avoir passé sept ans au service de l’Etat (ministère des Affaires étrangères, corps préfectoral, ministère de l’Intérieur et Inspection générale des finances), il a rejoint le Groupe RATP où il a successivement occupé les postes de directeur de cabinet du PDG puis de Secrétaire Général du Groupe. Avant d’intégrer l’ADIT, il était Vice-Président en charge de la stratégie et du business développement du Groupe CMA-CGM.

Arthur LEPRINCE, Chef de Projet, ADIT – Diplômé du Master Politiques publiques de Sciences Po Paris et du MBA de l’INSEAD, Arthur a rejoint le groupe ADIT en 2018 pour y conduire des missions d’audit, de conseil et d’investigation en matière d’éthique des affaires (devoir de vigilance, droits de l’homme, anticorruption, ESG). Il accompagne en particulier les clients du groupe dans la gestion des situations de crise auxquels ils sont exposés et dans la définition de plans d’action adaptés à leurs besoins. arle@paris.adit.fr
Groupe ADIT – Fort de plus de trente ans d’expérience, le groupe ADIT s’affirme aujourd’hui comme une plateforme intégrée d’appui stratégique et opérationnel aux entreprises et aux Etats. Leader européen de l’intelligence stratégique, le groupe accompagne près de 1 150 clients dans plus de 130 pays dans la gestion des risques liés à leurs projets à l’international et la réduction des incertitudes inhérentes à leur stratégie de croissance.
[1] Ghassane Salamé, La Tentation de Mars. Guerres et paix au XXIe siècle, Fayard, mars 2024. [2] Vincent Capdepuy, « Le Sud global, un nouvel acteur de la géopolitique mondiale ? », Géoconfluences, septembre 2023.et par des divergences d’approche croissantes au sein même des pays occidentaux, entre les Etats-Unis et l’UE. [3] Marie-Anne Frison-Roche, « Compliance : Sur le vif », 14 juin 2021. [4] Marlène Laruelle, « Désoccidentaliser le monde : la doctrine Karaganov », Le Grand Continent, 20 avril 2024. [5] Andreea Brinza, Una Aleksandra Berzina-Cerenkova, Philippe Le Corre, John Seaman, Richard Turcsanyi, Stefan Vladisavljev, EU-China relations: De-risking or de-coupling – the future of the EU strategy toward China, Direction générale des politiques externes de l’Union, Parlement européen, mars 2024. [6] « Le Qatar menace de ne plus approvisionner l’Europe en GNL face aux normes ESG », L’Echo, 9 décembre 2024. En Inde, au Moyen Orient ou en Afrique, les standards ESG occidentaux sont souvent perçus comme un potentiel frein au développement économique, et pas adaptés au contexte socio-économique local, quand bien même les cadres de reporting ont tendance à converger dans le cadre des travaux de l’International Sustainability Standards Board (ISSB).

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