Entre ambition écologique et principe de réalité : accompagner la transition sans se brûler les ailes
BLR n° 48 – 20/03/2025
La transition climatique a naturellement trouvé son élan dans l’impulsion des États, qui sont au cœur de l’orientation donnée à la Société. Pour autant, les chemins empruntés pour atteindre cet horizon commun révèlent une fascinante diversité : l’Europe s’impose comme la championne de la réglementation, les États-Unis misent sur l’innovation et l’incitation, tandis que la Chine fait preuve d’un grand pragmatisme.
Précurseurs européens : une régulation carbone transformée en opportunité d’affaires
La voie européenne en matière de transition met en évidence l’approche structurée et réglementée caractéristique de l’Union. Le vieux continent a en effet été le premier à incarner un leadership climatique au travers d’une réglementation proactive considérant avant tout le carbone comme une contrainte. Bien avant les Accords de Paris (2015) et le Green Deal (2021), l’Europe a ainsi commencé très tôt à pratiquer une approche par la contrainte en forçant les agents économiques à intégrer l’externalité négative que représente le CO2 dans l’équation économique : via la taxe carbone mise en place dès 2005 puis à travers la déclinaison de mesures telles que la mise en place de normes d’émissions pour le secteur automobile (2009), ou encore la directive sur l’efficacité énergétique (2012).

A première vue, ces politiques ont certes représenté des défis majeurs, mais elles ont également été source d’opportunités sans précédent pour les entreprises et les investisseurs qui ont su les saisir.
A première vue, ces politiques ont certes représenté des défis majeurs, mais elles ont également été source d’opportunités sans précédent pour les entreprises et les investisseurs qui ont su les saisir. On se souviendra du beau développement de Plastic Omnium (aujourd’hui OPMobility) qui a su se positionner habilement pour profiter de la thématique d’allègement des pare-chocs et autres pièces de carrosserie automobiles durant la décennie 2010. Cet allègement, lié à la substitution d’acier lourd par du plastique léger, fut un levier de réduction d’émissions important pour les constructeurs automobiles. L’innovation constante de Plastic Omnium était le moteur de sa dynamique de gain de parts de marché ; y compris aux Etats-Unis quand des normes ont été plus tardivement édictées. On peut également rappeler l’excellent parcours de Schneider Electric, le leader continental dans l’efficience énergétique, dont les systèmes se retrouvent au cœur de nombreux bâtiments et processus industriels. Ces deux champions européens exportent aujourd’hui leur savoir-faire au reste du monde
L’offensive américaine : la décarbonation par l’incitation et les subventions massives
Aux Etats-Unis, la méthode employée est différente. A l’inverse de l’Europe ayant opté pour des méthodes plutôt coercitives, l’approche américaine est résolument incitative. A travers l’Inflation Reduction Act (2022), les Etats-Unis ont mis en place un cadre extrêmement favorable aux acteurs économiques souhaitant mener des projets en lien avec la décarbonation. L’incitation est double. Elle est à la fois financière, avec un mécanisme généreux permettant de couvrir une partie des investissements nécessaires à l’émergence de nouvelles technologies propres (subventions aux projets de recherche et développement,
avantages fiscaux à l’investissement…). Elle est également réglementaire, assurant un cadre légal idéal permettant l’obtention d’autorisations nécessaires dans de courts délais, et l’érection de barrières douanières protégeant les acteurs domestiques d’une concurrence moins disante sur le plan environnemental. Ce climat propice à l’investissement et l’innovation a contribué à l’émergence de nombreux projets stratégiques (gigafactories, énergies renouvelables…), portés aussi bien par des entreprises américaines que par des sociétés étrangères qui ont multiplié les investissements aux Etats-Unis.

Aux Etats-Unis, la méthode employée est différente. A l’inverse de l’Europe ayant opté pour des méthodes plutôt coercitives, l’approche américaine est résolument incitative
Dans l’un des secteurs les plus émetteurs de CO2, le cas du cimentier français Vicat, qui dispose de plusieurs sites dans le monde, en constitue une bonne illustration. Amené à réfléchir à des solutions de capture de carbone pour ses émissions résiduelles, son projet de décarbonation le plus abouti ne se situe pas en Europe, mais aux Etats-Unis. Le Department of Energy américain a en effet sélectionné le projet de capture de CO2 de Vicat en Californie comme bénéficiaire d’une subvention considérable (jusqu’à $500m) couvrant 50% de l’investissement initial nécessaire
au projet, ainsi que d’une économie d’impôt annuelle couvrant le coût de capture et de stockage. Cet exemple met parfaitement en lumière la stratégie américaine consistant à encourager via de généreuses subventions aussi bien les projets de décarbonation les plus aboutis que les innovations les plus risquées. Les Etats-Unis font ainsi rimer souveraineté et réindustrialisation avec décarbonation, permettant de dérisquer certaines facettes de l’équation financière que les investisseurs et porteurs de projets ne sont pas systématiquement capables d’assumer.
Transition énergétique post-Trump : la Chine et ses paradoxes face à une Amérique qui avance malgré tout
L’élection récente de Trump à la Maison Blanche peut certes légitimement inquiéter sur la poursuite de cette politique américaine de transition, mais la décarbonation reste pour l’instant bien en marche.
Les Etats Républicains sont en effet les principaux bénéficiaires des projets financés par l’IRA; le secteur privé comprend qu’il ne peut pas faire marche arrière en matière de décarbonation, à l’image de Microsoft prêt à redémarrer la centrale nucléaire de Three Miles Island pour alimenter ses centres de données; et enfin l’industrie pétrolière peine à répondre à l’appel du président Trump “Drill, baby, Drill” l’invitant à augmenter son rythme de forage, par crainte d’une rentabilité insuffisante.

L’élection récente de Trump à la Maison Blanche peut certes légitimement inquiéter sur la poursuite de cette politique américaine de transition, mais la décarbonation reste pour l’instant bien en marche.
L’approche adoptée par la Chine est encore plus singulière, particulièrement en raison de son économie et de sa gouvernance, plus dirigiste et très pragmatique. Le pays a, en effet, su penser cette période de transition comme une opportunité de redistribution des cartes dans les rapports de force géopolitiques. En mobilisant des moyens techniques, humains et financiers conséquents pour la construction de filières comme celle des batteries, ou de l’énergie solaire, l’empire du Milieu se construit une avance technologique considérable en matière de Cleantech. C’est donc en grande partie grâce aux économies d’échelles atteintes par la Chine, qui sait produire des véhicules électriques pour moins de $10 000 ainsi que des panneaux solaires à $10-15ct le watt, que le reste du monde peut se décarboner de manière abordable. On observe pourtant que la Chine a fait le choix de ne pas totalement abandonner son système énergétique existant avant que le système alternatif ne soit parfaitement fonctionnel. La Chine continue d’être paradoxalement à la fois le premier consommateur de charbon, tout en étant à l’origine de plus de la moitié des nouvelles installations d’énergies renouvelables dans le monde. Comme l’a récemment rappelé le président chinois Xi Jinping en 2020 : « Nous ne pouvons pas débrancher le vieux système avant d’avoir construit le nouveau. Il est essentiel de garantir que la transition énergétique se fasse sans perturber la sécurité énergétique nationale ».

La Chine continue d’être paradoxalement à la fois le premier consommateur de charbon, tout en étant à l’origine de plus de la moitié des nouvelles installations d’énergies renouvelables dans le monde.
Le dilemme européen : entre ambition climatique et réalité économique, la leçon de pragmatisme chinois
A l’heure où l’Allemagne est vivement critiquée pour certains choix notamment celui d’avoir décommissionné son parc nucléaire, occasionnant la vulnérabilité de son système énergétique, l’approche chinoise nous rappelle l’importance d’être pragmatique en matière de transition. On constate en effet douloureusement que décarboner trop vite, et sous de fortes contraintes auto-imposées, implique le risque de désavantager les entreprises européennes en leur faisant endosser des coûts amputant leur compétitivité.
Le parallèle avec l’investissement de transition est saisissant. Il convient de rappeler que ce sont majoritairement les flux de trésorerie existants, bien qu’issus de modèles économiques carbonés, qui permettent de financer progressivement la transition vers une réalité décarbonée. Il revient donc à l’investisseur de transition de veiller à ce que cette allocation du capital se fasse de manière pragmatique et responsable. En effet, on ne peut pas exiger d’un industriel qu’il se décarbone à 100% si le coût de sa décarbonation est dénué de toute réalité économique à court et moyen terme, risquant de le rendre non compétitif et de menacer sa survie. Une approche radicale serait semblable à un auto-sabordage.

Il convient de rappeler que ce sont majoritairement les flux de trésorerie existants, bien qu’issus de modèles économiques carbonés, qui permettent de financer progressivement la transition vers une réalité décarbonée.
Gränges et Ørsted : des champions européens où décarbonation rime avec rentabilité
L’Europe regorge d’exemples de transformations réussies, à l’image du danois Ørsted, historiquement producteur de gaz et de charbon, qui a démontré qu’il était possible en l’espace d’une décennie de basculer graduellement du 100% fossile au quasi 100% renouvelable tout en créant de la valeur pour les actionnaires. Loin de ce cas très médiatisé, d’autres sociétés plus discrètes que nous accompagnons en tant qu’investisseurs ont démontré la compatibilité entre décarbonation et compétitivité dans des industries énergivores. C’est le cas du transformateur d’aluminium suédois Gränges qui convertit des lingots d’aluminium en alliages à haute valeur ajoutée qui sont utilisés par l’industrie CVC (chauffage, ventilation, climatisation), pour le packaging, ainsi que pour les
échangeurs de chaleur dans l’automobile. La société a récemment connu une forte progression de son résultat opérationnel malgré un chiffre d’affaires stable voire légèrement décroissant. Le principal levier d’amélioration justifiant cette performance a été l’incorporation d’un taux élevé d’aluminium recyclé (avoisinant désormais les 50%) en remplacement de l’aluminium primaire. Cette initiative a non seulement permis de faire baisser considérablement les coûts matières de la société, mais également d’afficher une réduction importante de l’empreinte carbone de l’activité, au regard du très faible impact carbone de l’aluminium recyclé.
Ces exemples de transformations réussies poussent à l’optimisme !
A propos de l’auteur et d’Amiral Gestion

Youssef Lboukili est diplômé d’un Master en Finance de Reims Management School. Il est également titulaire de la certification CFA. Après une expérience en recherche Actions chez le courtier européen Kepler Cheuvreux, il rejoint l’équipe d’Amiral Gestion à la fin de ses études en 2016 en tant que gérant actions sur les petites et moyennes valeurs européennes.
Créée en 2003, Amiral Gestion est une société de gestion indépendante détenue par ses dirigeants et salariés. Amiral Gestion s’appuie sur une philosophie de gestion active et de conviction pour offrir les meilleures performances à long-terme à une clientèle composée d’investisseurs institutionnels, d’investisseurs professionnels et de particuliers. Acteur de référence, notamment dans l’univers des PME/ETI, la société de gestion est présente en Espagne et dispose également d’un bureau d’analyse à Singapour depuis 2017. Elle compte 60 collaborateurs dans le monde. Son encours s’élève à 3,5 milliards d’euros à fin 2024. Amiral Gestion est engagée depuis 2012 dans l’analyse ESG et depuis 2015 dans la gestion ISR pour le compte de grands institutionnels.

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