L’affranchie : Florence Dauchez, journaliste et dirigeante
BLR n° 53 – 9/10/2025
Photo de couverture : Florence Dauchez
Journaliste, entrepreneure, femme engagée : Florence Dauchez incarne une génération de professionnelles qui a choisi de bousculer les codes.
Tout commence par une double formation : droit et lettres modernes – une alliance de la rigueur juridique et la sensibilité littéraire. En 1986, elle fait ses premiers pas au service économie du Figaro. Son chemin la mène successivement à TF1 pour les matinales, puis à FR3 en 1990 et La Cinq en 1991. Lorsque cette dernière ferme ses portes, Florence se tourne vers le documentaire et réalise « Rachida, lettres d’Algérie », qui lui vaut une moisson de récompenses : prix Albert-Londres, prix du Festival de Leipzig, prix Ondas et même une nomination aux Emmy Awards.
De 1994 à 1997, elle présente le journal de la nuit sur France 2, faisant d’elle la plus jeune présentatrice de journal télévisé en France, avant de rejoindre M6 pour « Zone interdite ». En 2007, Canal+ lui confie la présentation et rédaction en chef du JT. Elle quitte la chaîne cryptée en 2017, souhaitant explorer de nouveaux horizons.
Et c’est exactement ce qu’elle fait en 2023 en créant « Visible« , son propre média dédié à la visibilité des femmes. Le début d’une aventure entrepreneuriale après des années dans les grands médias.
Rencontre avec cette journaliste au franc-parler qui a accepté de poser sa plume le temps d’un entretien pour nous raconter son parcours, entre anecdotes de rédaction et confidences plus intimes.
Propos recueillis par Florence Henriet.
Qu’est-ce qui vous a décidé à passer du journalisme « traditionnel » à la création de Visible ?
Deux éléments déclencheurs. D’abord, le changement d’actionnaire chez Canal+. Après avoir représenté l’un des visages de l’information de la chaîne, je me suis posé la question : suis-je en accord avec ces nouvelles valeurs ? J’ai décidé de partir.
Parallèlement, je m’intéressais aux nouveaux médias. L’audience de la tv vieillissait, les jeunes se tournaient vers les réseaux sociaux et les moteurs de recherche pour s’informer. J’ai suivi la certification de Sciences Po Executive sur l’évolution numérique des médias pour mieux appréhender ce virage.

Et puis, une conviction s’est imposée : la position des femmes est une clé majeure face aux grands enjeux d’aujourd’hui.
Et puis, une conviction s’est imposée : la position des femmes est une clé majeure face aux grands enjeux d’aujourd’hui – économiques, environnementaux, sociaux, géopolitiques. En rendant aux femmes leur juste place, en intégrant le principe de complémentarité des intelligences et des expériences, il se crée un effet papillon sur toutes ces crises. Les femmes se projettent sur un temps long de construction. C’est démontré, la présence féminine dans les gouvernances est associée à des décisions plus empathiques, sociales, elle améliore la communication interne et externe et conduit à un abaissement de la violence. Les entreprises surperforment lorsque les femmes dirigent. Le management est davantage orienté sur l’horizontalité et la transmission, ce qui répond également aux attentes des nouvelles générations. Avec « Visible », nous ne créons pas une matière, nous la rendons visible.

Avec « Visible », nous ne créons pas une matière, nous la rendons visible.
Comment définissez-vous « l’invisibilisation des femmes » dans les médias aujourd’hui ?
L’invisibilité des femmes n’est pas une impression : ce sont des données. Les femmes représentent environ 22% des personnes citées ou visibles dans les médias, et la tendance ne s’améliore pas. Cette visibilité fluctue selon l’actualité. Pendant le COVID, on parlait de « care », donc les femmes été invitées à s’exprimer. Aujourd’hui, nous sommes dans une séquence militaire, donc plus masculine.
Ce faisant, on se prive d’un gisement d’approches nouvelles, de visions différentes, de solutions alternatives. On se prive de la réflexion collective de la moitié de l’humanité. Les mêmes logiques se perpétuent, les mêmes réflexes, les mêmes angles morts.
Cette invisibilité est séculaire. Pendant des siècles, les femmes n’ont pas eu la parole. Et pas non plus l’espace. L’épigénétique n’est pas étrangère à cette situation : l’occupation de la cour de récréation, de l’espace public, la place de la fille dans la famille, les femmes sous tutelle pendant si longtemps … Tout cela a laissé des traces. Les freins d’aujourd’hui – peur du jugement, manque de légitimité, manque de confiance – découlent de cette histoire.
Toutefois aujourd’hui, la génération des trentenaires, dont les mères ont travaillé, arrive, avec, je l’espère, la fin de cette invisibilité. Dans les pays nordiques, on apprend aux petites filles à couper du bois pour leur montrer que tout est possible, même la force physique. Le talent n’est pas genré, les capacités non plus.

Toutefois aujourd’hui, la génération des trentenaires, dont les mères ont travaillé, arrive, avec, je l’espère, la fin de cette invisibilité.
On s’autorise à devenir en regardant l’autre. Les femmes comme les hommes ont besoin de voir d’autres femmes pour croire que c’est possible. C’est le principe du rôle modèle.
Quels ont été les défis pour lancer ce média ?
Trois défis majeurs : trouver un modèle économique viable, construire une audience solide pour attirer des partenaires « brand content » et définir une ligne éditoriale claire. Nous voulions couvrir l’actualité des femmes, en France mais également à l’international – de « Me Too » à ce ras-le-bol des femmes qui veulent être entendues partout dans le monde. Nous aspirons à être ce rendez-vous, sans tomber dans l’info racoleuse ou l’intime.
Votre lutte contre l’invisibilisation était-elle déjà présente avant la création de « Visible » ?
Avec le recul, oui. C’était là, depuis toujours, transmis sans doute par ma mère. PDG de la filiale française d’une multinationale allemande puis américaine, elle me racontait ses réunions où elle se retrouvait souvent la seule femme autour de la table. Elle parlait des sujets tels que les écarts de salaire, les non-dits, les batailles silencieuses. Elle me partageait aussi des livres, beaucoup de livres écrits par des femmes. Sans le dire explicitement, elle indiquait une route vers l’autonomie.
Plus tard, sur le terrain, j’ai compris quelque chose d’essentiel. En Algérie au début des années 90, j’ai rencontré ces femmes à la tête de leur famille. En Syrie, entre femmes, la parole circulait différemment, parfois par le biais des enfants, dans l’intimité du quotidien. Depuis toujours, il a existé un monde féminin peu exploré.

Depuis toujours, il a existé un monde féminin peu exploré.
Comment conciliez-vous votre rôle de dirigeante et de journaliste ?
Le journalisme est un état d’être, une veille permanente. Être dirigeante, c’est assumer des responsabilités administratives et financières. Je m’entoure des bonnes personnes – notamment une femme issue de la finance qui me sécurise sur des domaines que je ne maîtrisais pas.

Le journalisme est un état d’être, une veille permanente. Être dirigeante, c’est assumer des responsabilités administratives et financières.
Tout m’intéresse : j’ai appris à lire un business plan et un bilan. Il y a une reconnaissance d’entrepreneur à entrepreneur – chacun sait ce que représente cette aventure. Et quitter les grands médias m’a appris l’humilité : il y a beaucoup de mondes passionnants et riches loin d’eux !
Quelles sont les causes qui vous tiennent à cœur ?
La première cause qui m’anime, vous l’aurez compris, est la place des femmes là où sont prises les décisions qui engagent le présent et le futur, et leur visibilité. Au-delà de cela, je suis profondément attachée à l’indépendance du journalisme, de plus en plus souvent confronté aux idéologies.
Il me semble que tout journaliste aujourd’hui doit se confronter à une question essentielle : pour quel actionnaire est-ce que je travaille, et comment cela influence-t-il mon travail ?

Le journalisme ne devrait pas avoir une intention politique, mais une intention d’information.
Le journalisme ne devrait pas avoir une intention politique, mais une intention d’information. La démocratie, c’est accepter de ne pas être d’accord, de débattre. Tuer le principe du débat est dangereux.
Les profils idéaux pour bosser avec vous ?
Ceux qui partagent trois valeurs essentielles : l’autonomie, car le journalisme demande de savoir prendre des initiatives ; la réactivité, indispensable face à l’actualité ; et la rigueur, parce que la crédibilité de notre métier repose sur la vérification et la précision de l’information.
Les 3 personnes / personnalités avec lesquelles vous aimeriez dîner ? (célèbres ou pas, fictives ou pas, vivantes ou pas)
Impossible de me limiter à trois – désolée, je triche ! Je choisirais en priorité des femmes : de Marie Curie à Madonna, en passant par Virginia Woolf et Charlotte Perriand.

J’ai une vraie gourmandise des rencontres.
J’ai une vraie gourmandise des rencontres. Heureusement, mon métier de journaliste m’a déjà permis de croiser des personnes formidables. C’est un privilège.
Qu’est-ce que vous aimeriez faire différemment dans ta vie quotidienne ?
J’aimerais trouver l’équilibre parfait entre travail et vie perso – et avoir mille vies, tant qu’à faire ! Le temps manque pour la partie savoureuse : les expos, les livres, les voyages. Mon rêve ? Passer un mois chaque année dans un pays étranger.
Quel autre métier auriez-vous aimé faire ?
Architecte, sans hésiter. J’adore l’idée d’un bâtiment qui illustre une époque et traverse le temps – même si jusqu’à présent, ce sont surtout les hommes qui ont signé cette trace civilisationnelle. Ou alors skipper de course, pour défier ma peur de la mer et découvrir ce silence parfois absolu.
Le livre que vous lisez actuellement ? Le livre que vous auriez aimé écrire ?
Je viens de terminer « La ligne » d’Aharon Appelfeld, l’histoire très forte de l’impossible sédentarité, d’une itinérance obligée après la Seconde Guerre mondiale, avec pour moteur la traque d’un criminel nazi. Et je viens de commencer « L’homme qui lisait des livres » de Rachid Benzine.
Le livre que j’aurais aimé écrire ? « Moi & Bobby McGee » de Laurent Chalumeau. Au départ, c’est une chanson de Kris Kristofferson, devenue hymne de toute une génération grâce à Janis Joplin. Chalumeau en fait une déclaration d’amour aux USA des années 60, une peinture de l’Amérique à travers cet hymne à la liberté. Certains passages m’ont fait pleurer de rire.
Propos recueillis par Florence Henriet, rédactrice en chef de la Business & Legal Review.

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