Pierre Servan-Schreiber : un cabinet d’avocats a une stratégie, pas une « vision »
Photo de couverture : Pierre Servan-Schreiber, médiateur, avocat aux barreaux de Paris et New York, auteur, éditeur
BLR n°26 -16/02/2023

Quelle est « la part de l’humain » dans la réussite de nos projets professionnels, notamment lors de résolution de litiges ? Toutes les trois semaines, nous vous proposons la vision d’une personnalité des affaires, des sciences humaines, d’un avocat… Sous l’œil aguerri de notre coach, Virginie Jubault, (coach certifiée, associée, Avocom).
Cette semaine, Virginie a posé ces questions à Pierre Servan-Schreiber, avocat aux barreaux de Paris et de New York et médiateur. Diplômé de l’université de Paris I et de la Columbia University, il a exercé pendant plus de trente ans le métier d’avocat d’affaires au sein des cabinets Dubarry et associés, Sullivan & Cromwell et Skadden Arps dont il était le managing partner à Paris. Il intervient aujourd’hui principalement comme médiateur, spécialiste des conflits dans les groupes familiaux et entre entreprises. Pierre Servan-Schreiber est le co-directeur, avec Antoine Garapon, de l’ouvrage « Deals de Justice » qui a obtenu le Prix Debouzy de l’agitateur d’idées juridique en 2014.
Chaque cabinet expose ses valeurs dans sa communication officielle. Y a-t-il quelque chose à creuser de plus profond derrière ce discours plat et homogène ? De quoi parle-t-on ou devrions-nous parler ? (valeurs éthiques / culturelles / organisationnelles / systémiques…).
D’un côté, il y a le discours bien pensant et politiquement correct sur les valeurs de diversité, de développement personnel, de préoccupation écologique, etc. que tous proclament sur leur site internet. De l’autre, il y a la réalité de la vie au sein du cabinet. Comment y vit-on ? Comment y est-on traité ? Les différences sont parfois sidérantes.
A ce sujet, quand on pose aux associés d’un cabinet des questions sur la vision de ce dernier, les réponses, quand il y en a, sont souvent très floues. Est-ce que ça existe vraiment, la vision d’un cabinet ?
J’ai une anecdote qui m’a été rapportée par Chris Baker à l’époque où il a ouvert le bureau parisien de Skadden. A sa question « The Paris office is ready ; so what now ? », que l’on pourrait traduire par : « Le bureau de Paris est fin prêt, que faisons-nous maintenant ? Quelle est la vision du cabinet pour le bureau ? ». La réponse du partner de New York de l’époque avait été : « You work. You bill. What’s the point you didn’t get? »; « tu bosses, tu factures. Qu’est-ce que tu n’as pas compris ? ».
C’est pour dire que je ne crois pas vraiment qu’un cabinet d’avocats ait une « vision ». Une stratégie, oui ; une culture, oui, mais une vision…
Dans la Silicon Valley ou sur le plateau de Saclay on a peut-être – il faut l’espérer – une vision. Pour les mercenaires du droit que nous sommes, ça me semble moins évident.
La stratégie peut, en revanche, varier énormément d’un cabinet à l’autre, d’un avocat à l’autre. Il suffit de regarder quatre des plus beaux cabinets français : Bredin Prat ; Darrois Villey Maillot Brochier ; August & Debouzy et Gide pour voir des différences de stratégies marquées. Et pourtant aucun des quatre modèles n’a chassé l’autre, ce qui veut dire qu’ils ont chacun leur pertinence.
Si j’évoque la culture d’un cabinet, que me réponds-tu ?
Là oui, ça existe et il y a de vraies différences d’un cabinet à l’autre. La culture d’un cabinet résulte bien souvent de son ADN, c’est-à-dire des conditions dans lesquelles il s’est créé, de la personnalité de ses fondateurs et des apports faits par les jeunes générations. Mais comme celles-ci ont été, par définition, choisies par les plus anciens, il y a une forte tendance à faire durer l’ADN de départ.
Taille, spécialité, culture du chiffre ou de la marge, de l’homogénéité ou de l’hétérogénéité du recrutement, tous ces éléments, et bien d’autres encore, traduisent la culture d’un cabinet et l’alimentent.
Prenons Skadden Arps et Sullivan & Cromwell aux Etats-Unis, puisque je les connais bien. Sullivan a été créé il y a presque 150 ans. Il est resté de taille assez modeste pour les USA, a peu de bureaux en dehors de New York. Ses associés, à l’époque où j’y étais, avaient quasiment tous fait leurs études dans quatre ou cinq écoles. Leurs origines sociales, ethniques, confessionnelles étaient également très homogènes. Enfin, le cabinet se concentre sur quelques activités de spécialité. Skadden, à l’inverse, a été créé après guerre. Il est passé d’une dizaine d’avocats à plusieurs milliers en une poignée de décennies sans jamais fusionner. Il a des bureaux sur les cinq continents, une population extrêmement diverse et un nombre de pratiques nettement plus important. Pour compléter le tableau, on pourrait parler de Baker Mc Kenzie dont le nombre de bureaux, d’avocats et de spécialités est vertigineux. La culture au sein de ces trois cabinets est, dès lors, très différente et ça se sent quasiment au quotidien. Je ne suis même pas sûr que chacun d’entre eux soit pleinement conscient de ce qui fait l’ADN de sa culture. Mais vu d’un œil français comme le mien, c’est assez évident.
Dans les cabinets français, en revanche, on trouve beaucoup de traces de la culture à l’ancienne où l’intuitu personae, la personnalité de l’avocat comptait plus que le cabinet dans lequel il exerçait.
Aujourd’hui, à part Bredin, August et Gide, peu de cabinets ont réussi à réaliser leur transition managériale sans exploser. Il faut féliciter ceux-là de l’avoir réussi et exhorter les autres à se poser la question très en amont pour réussir cette transition, indispensable à la pérennité d’un cabinet d’avocats qui est aujourd’hui une véritable entreprise et non la propriété d’un ou plusieurs individus.
De plus en plus de cabinets parlent de leur gouvernance. De quoi s’agit-il concrètement ? Fais-nous part de ton expérience de consultant sur le sujet !
L’organisation d’un cabinet est moins hiérarchique qu’une entreprise, d’où la nécessité d’une gouvernance. Il est très important que la ou les personnes qui dirige(nt) le cabinet ai(en)t une légitimité aux yeux des autres. Souvent, le dirigeant est choisi parmi ceux ayant la plus forte contribution financière. Ce qui prouve bien que l’argent gagné reste la valeur la plus prisée dans les cabinets d’avocats !
Pourtant c’est parfois une erreur, tant réussir à facturer beaucoup n’a rien à voir avec la capacité à gérer un cabinet et à diriger des équipes. Dans les missions de consulting que j’ai pu faire au sein de cabinets d’avocats, je me suis rendu compte, même si c’est une évidence, qu’il faut tenir compte des égos et des contributions de chacun pour commencer à envisager de parler de gouvernance. Mais au bout du compte, on arrive en réalité assez bien à changer la gouvernance en douceur, avec l’aide du temps, de façon assez drastique.
Un cabinet est-il / peut-il / devrait-il être organisé comme une entreprise ?
Les cabinets, disons, plus traditionnels fonctionnent encore avec la structure patriarcale qui voit le patron-fondateur exercer à peu près tous les pouvoirs.
D’autres, s’inspirant de la gouvernance des sociétés commerciales, se dotent d’un président ou équivalent, nommé ou élu par ses pairs ainsi que d’un organe de direction qui l’accompagne (type comex).
D’autres enfin fonctionnent de façon plus collégiale avec l’attribution de diverses responsabilités à des associés différents et un collège de direction au sein duquel les décisions importantes se prennent à la majorité, parfois qualifiée. Si je me fonde sur mon expérience, il n’y a pas de formule miracle, sinon elle aurait supplanté toutes les autres. Il me semble indispensable, toutefois, que les associés se sentent tous représentés dans les organes de gouvernance. A l’inverse, la verticalité pure du pouvoir sied mal aux avocats qui restent toujours farouchement attachés à leur indépendance.
La motivation des avocats est au cœur des préoccupations actuelles des cabinets. Selon ton expérience, quels sont les leviers ?
Le premier des leviers reste indubitablement la rémunération. Mais ce n’est pas le seul.
Le deuxième est l’atmosphère de travail. La courtoisie et le respect, mais aussi le confort matériel au sein du cabinet ont aussi un poids considérable car vu le nombre d’heures et de jours que la plupart des avocats passent au cabinet, leur santé mentale en dépend beaucoup.
Le troisième est la délégation de responsabilités. Plus l’on donne à un/e jeune avocat/e de responsabilités réelles et plus tôt on le fait, plus le cabinet s’y retrouve par l’enthousiasme et l’engagement des avocats à qui il fait ainsi confiance. Le quatrième est le repérage et l’encouragement des super-pouvoirs. Un cabinet a tout à gagner à identifier chez chacun des avocats qui le composent, associés, counsel, collaborateurs ou autres, les qualités propres et rares dont chacun peut être doté. En encourageant chacun à passer du temps et de l’énergie à se renforcer là où ils sont déjà très bons, plutôt qu’à chercher à corriger leurs faiblesses, les cabinets font un investissement extrêmement rentable.
Pour déceler ces super-pouvoirs, les associés doivent savoir observer, mais aussi demander aux personnes elles-mêmes de les identifier, chacune pour ce qui la concerne. Ca s’organise, mais ça marche bien.
Plus globalement penses-tu possible d’instaurer une politique de management ?
Ce n’est pas seulement possible, c’est indispensable.
Tout cabinet qui a comme clients des personnes morales, et même une bonne partie des autres, est considéré par ses interlocuteurs comme une entreprise de services.
Et les clients comprennent et acceptent de moins en moins les comportements non-professionnels comme, par exemple, de ne pas répondre à un mail ou un appel dans les 24-48 heures de sa réception ou de ne pas tenir le client informé de l’évolution de son dossier sans délai. En interne également une politique de management est nécessaire. En particulier la mise en place de systèmes de veille afin de s’assurer de la bonne atmosphère de travail que j’évoquais plus haut, mais aussi l’instauration et la publicité d’une politique claire sur des sujets aussi importants que la détermination de la rémunération ou des bonus, les possibilités et les modalités de promotion, le télétravail, les apports de clientèle, etc.
Tous les cabinets peaufinent leur politique de business development. Tu aurais des clés pour que ça marche (vraiment) ?
Si j’avais les clefs, je pourrais les vendre très cher ! Plus sérieusement, le bon business development se fait sur mesure. Il faut prendre en compte les domaines où le cabinet est réellement fort et investir beaucoup sur eux, plutôt que d’ouvrir de nouvelles spécialités qui leur sont étrangères ; prendre en compte aussi les personnalités des un/es et des autres ; faire un réel travail de préparation minutieux avant toute interaction avec un client potentiel ; répéter le pitch à l’avance, se mettre à la place du client pour mieux anticiper ses réactions, etc.
Un conseil gratuit pour tes lecteurs : quand un client potentiel vous demande une proposition de services, proposez toujours de l’apporter vous-même à la personne qui vous l’a demandée pour la lui présenter et la lui expliquer, plutôt que vous contenter de l’envoyer par mail. Le client potentiel se fera bien mieux sa propre opinion s’il vous rencontre. Et s’il ne le souhaite pas, il appréciera au moins que vous ayez fait l’effort de le proposer et de vous rendre disponible pour le rencontrer.