De l’alerte à l’enquête : quel état des lieux à l’heure de la procédure de plainte instaurée par la CS3D ? Les brèves du BLF 2024
BLR n° 44 – 14/11/2024
Photo de couverture : table ronde du Business & Legal Forum 2024
L’affaire Boeing a mis en lumière les pressions exercées sur les lanceurs d’alerte, soulevant des questions cruciales sur leur protection. Où en sommes-nous aujourd’hui ? La maturité des entreprises face à ce sujet varie. Bien que des bonnes pratiques existent, comme des procédures claires et la garantie de confidentialité, des obstacles persistent, tels que la peur de nuire à l’image de l’entreprise et une culture du silence. Il est essentiel d’anticiper ces difficultés par une sensibilisation continue et un engagement fort de la direction. De plus, le déclenchement d’enquêtes internes doit reposer sur des critères précis, tels que la gravité et la crédibilité des allégations. Enfin, l’impact de la procédure de plainte instaurée par la CS3D sur les systèmes d’alerte mérite d’être examiné. Les intervenants de la table ronde de la dernière édition du BLF ont accepté de revenir pour nous sur des points clés de leurs échanges. Leurs retours d’expérience éclairent es enjeux et les perspectives d’un sujet plus que jamais d’actualité.
Quelles difficultés d’investigation les entreprises peuvent-elles ou pourraient-elles rencontrer ? Géraldine Hivert de Grandi, VP Litigation and Disputes Resolution, THALES
J’y vois à ce titre deux formes de difficultés. La première concerne le niveau de précision de l’alerte, la seconde, la chaine de valeur.
Concernant la première relativement au niveau de précision de l’alerte : nous partirons du postulat que pour investiguer efficacement, encore faut-il savoir ce que l’on cherche. Si le niveau d’alerte est trop large, prenons pour exemple une alerte lancée par une ONG ou association sur la base de la non-conformité du dispositif de l’entreprise aux dispositions de la Directive, sans plus de précision, cela rendra particulièrement difficile, voire vain ce travail de recherche. Bien que la directive fasse obligation aux parties de dialoguer, l’étendue de ce dialogue étant subjectif, il n’est pas certain qu’il permette à l’entreprise d’obtenir les précisions attendues. Je vois donc en cela un risque de multiplication des contentieux. Concernant la seconde difficulté relative à la « chaine de valeur » :
s’il est vertueux de vouloir embarquer par principe l’ensemble des acteurs concernant l’activité d’une entreprise, c’est-à-dire ses sous-traitants et fournisseurs, investiguer chez les sous-traitants et fournisseurs d’une entreprise est en pratique un exercice extrêmement périlleux.
Il faut considérer en effet qu’au-delà d’un droit d’audit qui pourra être compris et accepté contractuellement par les entreprises qui répondent à la même règlementation, les difficultés de mise en œuvre quant au périmètre et à la profondeur des recherches seront autant d’obstacles auxquelles les entreprises devront faire face avec des moyens considérables à mettre en œuvre.
Comment et pourquoi rendre le dispositif d’alerte attractif ? François MALAN, directeur de la gestion des risques et de la conformité – contrôle interne groupe, EIFFAGE
Pour rendre le dispositif d’alerte attractif, le maitre mot c’est la confiance.
Pour rendre le dispositif d’alerte attractif, le maitre mot c’est la confiance. Il faut que le dispositif c’est-à-dire l’équipe, les outils garantissent une parfaite confidentialité de l’existence de l’alerte de son contenu et des personnes concernées. Il faut aussi qu’il n’y ait pas de représailles directes, immédiates ou larvées ou dans le futur.
Le dispositif doit être connu et l’outil doit être ergonomique. Enfin, une suite quelle qu’elle soit doit être donnée à l’alerte. Si rien ne se passe, le dispositif ne sera pas utilisé.
Rendre le dispositif d’alerte attractif est important parce que c’est déjà une obligation légale (Sapin 2, devoir de vigilance) et que l’AFA vérifie sur le volet anticorruption.
C’est aussi une nécessité pour les entreprises sinon elles passent à côté de signaux faibles qui peuvent prendre des proportions importantes notamment en termes de réputation si l’alerte est faite dans les médias et auprès des autorités.
En résumé, le dispositif d’alerte doit être attractif et efficace, en cohérence avec la démarche de mise en conformité de l’entreprise. Ce n’est pas du cosmétique, c’est du réel et doit être porté par l’instance dirigeante.
N’y a-t-il pas un risque précontentieux quant à un signalement sur l’environnement ou les droits humains ? Jean-Pierre PICCA, avocat associé, HOGAN LOVELLS
Toute alerte porte en germe un risque précontentieux. Cela est particulièrement vrai pour les alertes concernant d’éventuelles atteintes à l’environnement ou aux droits humains, qui visent des faits larges et auxquels il est souvent difficile de remédier rapidement. En outre, dans le cadre de la CS3D, le système d’alerte devra être ouvert à l’ensemble des « parties prenantes », notion qui comprend notamment les ONG. Il n’est pas exclu que ces dernières se saisissent des dispositifs d’alerte afin d’enjoindre aux entreprises de modifier leurs procédures ou d’apporter des modifications substantielles à certains projets.
De plus, la Directive prévoit que les dispositifs d’alerte doivent permettre d’initier un dialogue avec les parties prenantes. Les ONG ne seront pas soumises à une obligation de confidentialité dans ce cadre, et pourront être tentées de communiquer sur ces alertes. Elles pourraient également être tentées, en cas de classement de leur alerte jugé prématuré ou insatisfaisant, d’adresser directement une mise en demeure à la société concernée, et lui reprocher des défaillances dans son traitement des signalements. Il sera donc important d’anticiper au maximum les éventuelles préoccupations des parties prenantes et de déployer une procédure d’enquête efficace, permettant d’apporter des réponses satisfaisantes aux signalements dans de brefs délais.
La Directive prévoit que les dispositifs d’alerte doivent permettre d’initier un dialogue avec les parties prenantes.
Les ONG ne seront pas soumises à une obligation de confidentialité dans ce cadre, et pourront être tentées de communiquer sur ces alertes. Elles pourraient également être tentées, en cas de classement de leur alerte jugé prématuré ou insatisfaisant, d’adresser directement une mise en demeure à la société concernée, et lui reprocher des défaillances dans son traitement des signalements. Il sera donc important d’anticiper au maximum les éventuelles préoccupations des parties prenantes et de déployer une procédure d’enquête efficace, permettant d’apporter des réponses satisfaisantes aux signalements dans de brefs délais.
Comment envisagez-vous le traitement dissocié des alertes dites de « vigilance » ? Cyril NAUDIN, head of investigation and compliance, FTI CONSULTING
Le traitement dissocié des alertes de vigilance, dans le cadre de la CS3D, implique la mise en place de mécanismes robustes permettant de traiter de manière autonome et systématique les alertes reçues concernant des violations potentielles des droits humains et de l’environnement au sein de l’entreprise ou dans sa chaîne de valeur. Ces alertes peuvent émaner de diverses sources internes ou externes, (employés, sous-traitants, tiers liés à l’entreprise, associations, ONG).
Le processus doit être conçu de manière à garantir l’anonymat et la protection des lanceurs d’alerte, tout en assurant une gestion transparente et efficace des signalements.
Lorsqu’une alerte est reçue, une investigation rigoureuse et indépendante doit être menée.
Des investigations peuvent parfois se dérouler en parallèle au sein de l’entreprise et chez un tiers, notamment lorsque la violation se situe dans la chaîne de valeur de l’entreprise (sous-traitant, fournisseur). Des points de coordination peuvent alors être mis en place pour garantir une enquête complète et cohérente. Cette approche permet non seulement de vérifier la réalité des faits, mais aussi d’évaluer les risques pour l’entreprise, y compris le risque de réputation.
Une gestion défaillante des alertes, des investigations qui ne seraient pas menées dans les règles de l’art, peuvent nuire à la crédibilité de l’entreprise, l’exposer à des risques de sanction, affecter sa relation avec les parties prenantes et entraîner des répercussions importantes sur sa réputation.
Comment gérez-vous l’alerte chez un fournisseur ou partenaire ? Jean-Baptiste Carpentier, Directeur de la Conformité/Chief Compliance Officer, GROUPE VEOLIA
Au premier abord, l’application de la CS3D, au moins en ce qui concerne ses dispositions en matière de “plainte” (au sens de la directive) ne devrait pas constituer un bouleversement pour les entreprises en France. Sans réduire les obligations liées à ces plaintes aux seuls dispositifs d’alerte interne, il semble que ces derniers puissent en constituer un élément très important. Or notre pays dispose d’un dispositif réglementaire très complet, tant en ce qui concerne l’ouverture du système d’alerte interne aux fournisseurs et sous-traitants (acquise depuis la loi « Vigilance » de 2016) que sur la mise en œuvre opérationnelle des dispositions transposées en droit français de la directive européenne sur les lanceurs d’alerte.
si le rôle important conféré aux Parties Prenantes par cette directive peut constituer un gage de bonne application de celle-ci, on ne peut exclure que le dispositif de plainte puisse être instrumentalisé par certaines de ces parties prenantes pour des finalités sans rapport avec les objectifs du texte.
En pratique néanmoins, l’application de ces dispositions, pour certaines très nouvelles, risque de se heurter à d’importants obstacles. Ainsi, le traitement des plaintes ou alertes en provenance de tiers avec lesquels il n’y aurait pas de relation contractuelle directe (par exemple, un fournisseur de 3e rang) risque de se révéler difficile, voire de se heurter dans certains cas à des conflits de législations. Par ailleurs, si le rôle important conféré aux Parties Prenantes par cette directive peut constituer un gage de bonne application de celle-ci, on ne peut exclure que le dispositif de plainte puisse être instrumentalisé par certaines de ces parties prenantes pour des finalités sans rapport avec les objectifs du texte.
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