Veolia – Suez : les coulisses de l’armistice et de la guerre juridique
Photo (dr) de couverture, Eric Haza, directeur juridique groupe, Véolia au Business & Legal Forum.
Propos recueillis par Daniel Bernard, journaliste et Ghislain de Lagrevol, cofondateur, Business & Legal Forums.
Une guerre juridique sans précédent, une armée de juristes et d’avocats, des juges pour trancher. La naissance du leader mondial de l’environnement.
Certes, l’offensive de Veolia sur Suez répondait à une logique industrielle. Parce que nous sommes en France, elle a évidemment pris un tour politique, donc médiatique. Toutefois, le bras de fer entre ingénieurs, puis la bataille de communicants, ont occulté une confrontation de juristes d’une intensité sans précédent.
Dans le camp du vainqueur, un homme a joué un rôle clé, quoique n’étant ni avocat, ni industriel, ni communicant : Xavier Boucobza. Il bénéficie de la confiance d’Antoine Frérot qu’il connaît depuis une vingtaine d’années. A ce titre, il a animé, du dimanche 30 août 2020 au 11 avril 2021, une « legal team » aux allures de « war room ».
Son autorité ne tient pas seulement à son expertise dans des domaines variés du droit (…) Dans le combat, Xavier se distingue par un sens du rapport de force et une agilité tactique.
Eric Haza, directeur juridique, Veolia
A raison d’une, deux ou trois réunions quotidiennes pendant 224 jours, Xavier Boucobza a orchestré défense, attaques et contre-attaques, au sein d’un pool mixant les plus grands cabinets d’avocat parisiens et une élite universitaire —Daniel Cohen (membre du conseil scientifique des Business & Legal Forums), Jean-Jacques Daigre, Gérard Couturier, Alain Pietrancosta, Philippe Stoffel-Munck et une dizaine d’autres. « Dès que Jean-Pierre Clamadieu a annoncé l’intention de céder les participations d’Engie dans Suez, Antoine Frérot, Eric Haza et moi avons constitué l’équipe dans l’esprit d’un sélectionneur avant une coupe du Monde : choisir les meilleurs, bien sûr, mais à condition qu’ils acceptent une solidarité sans faille ».
Plus que le droit boursier, le droit bancaire ou le droit des sociétés, c’est le social qui a été une des armes les plus redoutables. En référé, Suez a en effet obtenu la première victoire sur l’obligation de consulter les instances représentatives du personnel, obtenant le 9 octobre un avantage qui n’a été renversé que le 3 février – David Jonin, associé, Gide, a épaulé avec succès Joël Grangé, associé, Flichy Grangé dans cette bataille. « Dans l’équipe, se souvient Xavier Boucobza, certains déconseillaient de plaider au fond, pointant la tendance pro-salariés du tribunal judiciaire de Nanterre. Ils préféraient aller en cassation sur le référé, sur la base d’un rapport qui nous était favorable. Mais lorsque la stratégie a été établie et validée par Antoine Frérot et expliquée, tout le monde s’est mis au travail ».
La réplique à la création, par Suez, en septembre d’une filiale de droit néerlandais a également fait l’objet d’un travail collégial. « Ayant fait le choix d’une logique de guérilla, ils ont commis la faute que nous avons pu exploiter jusqu’au dénouement », commente Xavier Boucobza. Après avoir pris la juste mesure de cette « pilule empoisonnée », le coach rappelle à ses troupes le sens du combat :
Je leur ai dit que si nous perdions, ce serait à cause de nos erreurs. Sachant que toute faute serait exploitée, aucun contrôle n’était superflu. Relire les conclusions d’un confrère, signaler les points de faiblesse, quand on met les égos de côté, c’est constructif.
Xavier Boucobza, professeur agrégé des facultés de droit privé et de sciences criminelles, et directeur de l’Institut de droit des affaires internationales (Paris Saclay)
Poussant son avantage, le professeur de droit a imaginé le piège : « leur fondation les mettaient en défaut à la fois judiciairement et devant l’autorité de contrôle. Dès lors, ma seule crainte était qu’il renonce à la mettre en œuvre ! » Après avoir gagné sur le front boursier, Veolia obtient en effet un « bref délai » pour engager la responsabilité des dirigeants de Suez devant le tribunal de commerce de Paris. Deux jours avant l’audience, face au risque d’une indemnisation solidaire de 300 millions d’euros, en réparation du préjudice financier établi par un rapport d’expertise financière réalisé en février par le cabinet Accuracy, Philippe Varin et Bernard Camus acceptent le cessez-le-feu au nom de Suez. Et signent l’accord du Bristol proposé par le talentueux médiateur Gérard Mestrallet.
« Dans une telle bataille, les juristes apportent des munitions, commente Eric Haza. La guerre juridico-judiciaire coûte cher, comme toutes les guerres. Mais, en l’espèce, les avocats et les professeurs de droits ont permis de trouver un point d’équilibre relativement rapidement, ce qui est essentiel du point de vue de l’intérêt social des entreprises ».
Dans la bataille, Xavier Boucobza relève l’implication de Pierre-Yves Chabert (Cleary), Jean-Philippe Lambert et Emilie Vasseur, associés chez Mayer Brown ainsi que le rôle crucial joué par le directeur juridique Eric Haza avec lequel toutes les décisions ont été partagées.
Beau joueur, il distingue aussi, dans la partie adverse, les grands talents de Bertrand Cardi, de chez Darrois, et Benjamin Kanovitch, associé, chez Bredin Prat.
« Dans les secteurs de l’énergie et des transports, notamment, ce type de recomposition industrielle devrait se multiplier, observe le professeur-arbitre Boucobza, qui conseille quelques autres grands patrons. Or, pour qu’une médiation intervienne, avec ses dimensions industrielles et financières, il faudra le plus souvent passer par une phase d’affrontement juridique qui conduira ou non au succès de l’opération, ici la création du leader mondial de l’environnement ».