Une vision moderne de la fonction juridique entre innovation, pragmatisme et humanité
Photo de couverture : Mathilde MASON-ALLINE, directrice juridique groupe de WEBHELP
BLR n°32 -14/09/2023
Cette semaine, Virginie a posé ses questions à Mathilde MASON-ALLINE, directrice juridique groupe de WEBHELP, spécialiste internationale du business process outsourcing et de la gestion de l’expérience clients. Elle était précédemment directrice juridique France de JAPAN TOBACCO INTERNATIONAL, puis vice-présidente luxury legal chez COTY, acteur international phare du parfum de luxe et des produits de beauté.
Mathilde, qu’est-ce qui te motivait quand tu as répondu à la vocation de juriste ?
Ce qui m’a fortement attirée dans le métier de juriste en entreprise quand j’ai débuté, et qui s’est avéré juste, était le fait d’être pleinement associée au cycle de la vie de l’entreprise du début à la fin, ainsi qu’à sa stratégie.
Aujourd’hui, en tant que directrice juridique d’une entreprise internationale, je me sens appartenir à un ensemble dont je peux appréhender les différentes facettes, avec pour objectif premier d’accompagner la croissance du groupe dans un cadre sécurisé.
Le métier de directeur juridique est très diversifié et riche, intellectuellement et humainement. Il suppose d’être curieux, de chercher, de décortiquer, de faire le lien entre les différents sujets, de réfléchir collectivement avec tout un écosystème de fonctions transverses (ventes / marketing / IT / Tech / finances / achat / RH…), de bien comprendre les enjeux d’une situation, l’ensemble pour proposer des solutions pragmatiques et innovantes.
La question que je me pose régulièrement est celle de savoir comment mon équipe et moi-même pouvons apporter de la valeur ajoutée.
Bien conseiller ses clients internes suppose de bien connaitre leurs métiers et leur environnement, ainsi que d’élaborer des analyses risques et des stratégies juridiques qui intègrent les paramètres environnementaux : décrypter les marchés concernés, analyser la concurrence, comprendre les enjeux de réputation, parfois, intégrer une dimension sociale, politique… Cela va bien au-delà du droit et des réglementations !
Tout ceci en gardant une cadence soutenue. Le facteur temps est essentiel dans nos métiers et peut parfois entrer en conflit avec la nécessité d’analyser et de proposer une recommandation. Coller au rythme de la vie des affaires et de l’entreprise est essentiel pour ne pas passer à côté d’opportunités et rester concurrentiel – parfois aussi pour ne pas créer de nouveaux risques.
Dans un monde où tout est possible, que ferais-tu pour améliorer la fonction de juriste en entreprise ?
J’ai beaucoup travaillé au cours de ma carrière de juriste autour de deux axes d’amélioration : la simplification des process et, plus récemment, la digitalisation. Cela inclut, par exemple, les outils de gestion du cycle contractuel, de signatures et archivage ; les outils de gestion des entités corporate ; les outils de recherches ; le suivi des contentieux ; les formations des opérationnels …
Ces éléments contribuent à valoriser fortement la direction juridique et permettent de rendre plus accessible et lisible son travail et, donc de créer de l’adhésion auprès des clients internes et des fonctions transverses.
D’un point de vue humain, le bénéfice d’investir dans des process simples et dans la digitalisation est concret.
D’une part, les équipes juridiques se sentent considérées au même titre que d’autres métiers facialement plus rentables qui obtiennent historiquement plus de développement.
D’autre part, cela contribue à créer du lien entre les départements autour d’outils et de process collaboratifs désignés ensemble et de manière customisée, avec la direction juridique en « lead » : cela introduit une double logique sécuritaire et créative de valeur où chacun contribue à son échelle pour un résultat commun.
Ensemble, nous concourrons à plus de performance en percevant plus facilement la valeur ajoutée de toutes les parties prenantes.
L’estime crée le lien.
J’ajoute que l’adhésion à tout nouveau process et à la digitalisation doit s’accompagner de formations déployées pas-à-pas, sans ambition ni complexité excessives.
Le partage doit être au cœur du dispositif avec la volonté de proposer des supports et formats qui ciblent directement les besoins des autres directions et font appel à leur vécu et à leur émotionnels.
Quels bénéfices tires-tu en t’adonnant aux tâches que l’IA pourra effectuer demain ?
L’IA nous apportera certainement un gain de temps important, à la condition qu’elle soit bien exploitée. Elle sera un outil complémentaire qui viendra accompagner l’expertise et les compétences des juristes.
C’est un progrès intéressant et je m’en réjouis, s’il est bien encadré.
De nombreux articles font déjà état de mises en garde. Je me contenterai donc de mentionner deux points de vigilance en lien avec les qualités d’un bon juriste : l’utilisation d’une information fiable et sourcée. ChatGPT repose sur des milliards d’informations agrégées sur la toile et, au passage, l’on perd leurs références exactes. D’où vient la connaissance ? et, bien entendu, la réflexion et l’exploitation pertinentes de l’information. N’oublions pas que – une fois que l’on a l’information – le cerveau humain reste clé ! Attention à l’impact de documents prémâchés sur la créativité. Où se trouve le challenge de la page blanche qui fait, de mon point de vue, appel aux qualités et compétences essentielles d’un juriste ?
J’en reviens aux motivations qui m’ont guidée vers ce métier de juriste : la curiosité, la capacité à “fouiner”, accueillir la sérendipité, à soigner la qualité du rédactionnel qui joue beaucoup sur la compréhension de la lecture.
Si tout le monde part de la même source, n’avons-nous pas un risque de tomber sur le même résultat et d’atterrir sur une solution standardisée ?
La machine est encore loin de remplacer l’humain. A titre d’exemple, évidemment en matière de management mais également dans le cadre de négociations commerciales qui sont au cœur de notre métier : savoir intégrer les « éléments d’ambiance » et la dimension psychologique à son analyse, lire son adversaire / interlocuteur « en live », sentir les différents paramètres et capter les signaux faibles d’une situation pour évaluer jusqu’où je peux aller…
Quels sont tes super pouvoirs de manager ?
Des supers pouvoirs, je n’en ai pas. Il n’existe pas de recettes uniques. Je sais m’adapter et me remettre en question.
Je suis naturellement accessible et j’aime écouter les équipes, comprendre leurs moteurs et leurs freins.
Faire grandir les collaborateurs a toujours été au centre de mes préoccupations depuis que je manage des équipes, quel que soit leur niveau d’expérience et de responsabilité. C’est ce temps investi, pas toujours mesuré à sa juste valeur dans toutes les entreprises, qui permet de garder des personnes engagées, des personnes tout court !
Je fais attention à ce que les collaborateurs se sentent entendus, ce qui suppose de suivre les discussions d’actions tangibles, mais aussi d’être transparente et d’expliquer les limites de ce que l’on (et l’entreprise) peut faire : il est essentiel d’équilibrer intérêt et empathie envers le collaborateur, tout en gardant une certaine justesse pour que les propositions managériales s’inscrivent dans un équilibre global d’équipe et des règles d’entreprise. C’est un pacte de confiance.
Dans ce contexte, manager une équipe internationale suppose une écoute et une ouverture d’esprit accrues, afin d’accueillir la diversité et de bien comprendre le cadre de référence ainsi que l’échelle de valeurs des cultures dans lesquelles les discussions s’inscrivent.
Enfin je crois très fort en l’“empowerment” des équipes pour les faire grandir et les rendre plus autonomes et forces de propositions : c’est une grande source de richesse et d’émulation dans une direction juridique.
Concrètement, cela signifie que j’encourage mes collaborateurs à être maîtres de leur organisation, de la gestion de leur travail, de leurs clients internes et plus largement de leur carrière.
Finalement être un bon technicien « c’est la base ». Mais la valeur d’un juriste réside aussi et de plus en plus dans sa capacité à venir avec des idées « disruptives » – pas forcément complexes, juste des propositions nouvelles, un regard différent.