Pierre Servan-Schreiber : comment gérer un itinéraire de vie quand on est « fils de »….
Photo de couverture : Pierre Servan-Schreiber, médiateur, avocat aux barreaux de Paris et New York, auteur, éditeur
BLR n°25 -26/01/2023

Quelle est « la part de l’humain » dans la réussite de nos projets professionnels, notamment lors de résolution de litiges ? Toutes les trois semaines, nous vous proposons la vision d’une personnalité des affaires, des sciences humaines, d’un avocat… Sous l’œil aguerri de notre coach, Virginie Jubault, (coach certifiée, associée, Avocom).
Cette semaine, Virginie a posé ces questions à Pierre Servan-Schreiber, avocat aux barreaux de Paris et de New York et médiateur. Diplômé de l’université de Paris I et de la Columbia University, il a exercé pendant plus de trente ans le métier d’avocat d’affaires au sein des cabinets Dubarry et associés, Sullivan & Cromwell et Skadden Arps dont il était le managing partner à Paris. Il intervient aujourd’hui principalement comme médiateur, spécialiste des conflits dans les groupes familiaux et entre entreprises. Pierre Servan-Schreiber est le co-directeur, avec Antoine Garapon, de l’ouvrage « Deals de Justice » qui a obtenu le Prix Debouzy de l’agitateur d’idées juridique en 2014.
As-tu travaillé la confiance en toi ?
22 ans de psychanalyse, je pense que ça répond à la question !
Oui, j’ai manqué de confiance en moi enfant. À l’école, j’étais le petit gars un peu maigrichon, timide, parfois bousculé par les autres qui me semblaient tellement plus forts. J’étais plutôt dans le camp des faibles, des discrets, des timides qui n’osaient rien. Je ne travaillais pas bien à l’école. J’étais dans un cercle vicieux. Plus mes résultats étaient mauvais, plus mon père me disait que je n’arriverais jamais à rien, plus je lui donnais raison.
Puis…première lueur dans cette obscurité profonde qu’a été ma scolarité : l’anglais, en 6e. Mon accent est bon, mon professeur aussi. J’ai mon premier 20/20 qui va changer le regard de mon père. Finalement, je ne suis peut-être pas un bon à rien ?
Je suis rentré dans un cercle vertueux qui a changé toute ma vie car c’est par l’anglais que je me suis toujours distingué des autres, m’ouvrant la voie vers des études aux Etats-Unis, des jobs dans des cabinets américains, des dossiers internationaux, etc.
La confiance en soi, ça se travaille tous les jours ?
Oui, et, grâce à beaucoup de travail, dont la psychanalyse, je vais beaucoup mieux aujourd’hui, même si je ne suis pas complètement guéri. Mais l’avantage du manque de confiance en soi c’est qu’on a moins la grosse tête ! On est moins content de soi. On pousse toujours pour aller plus loin, pour se prouver qu’on n’est pas si mauvais.
J’ai 67 ans et l’un des avantages de l’âge c’est que la confiance grandit.
Mon expérience est venue affiner et confirmer mes intuitions. Ce que, plus jeune, je n’osais pas dire ou faire, je me rends compte que c’était pourtant la bonne chose à dire ou faire.
Aujourd’hui, je m’autorise beaucoup plus à intervenir, même à être disruptif. Et ça passe très bien.
Le regard et la parole des autres, le besoin de reconnaissance ont été un moteur pour moi. Je me suis donc conformé beaucoup à ce que l’on attendait de moi ou plutôt à ce que je pensais que l’on attendait de moi. Désormais, je me donne le droit d’être qui je suis, de m’habiller comme je veux, de porter bagues et bracelets. Je n’ai plus rien à prouver et c’est bon.
Quel est ton rapport à la confiance dans le cadre du travail ?
J’ai toujours fait immédiatement confiance aux gens. Cela n’est pas si répandu que cela. Je suis plein de sympathie à l’égard de quasiment toute personne que je rencontre. Une telle attitude, qui m’est naturelle, engendre immédiatement du positif. Et je reste comme ça jusqu’à ce que les faits me donnent tort, ce qui arrive heureusement très rarement.
Il m’est arrivé quatre ou cinq fois d’être déçu. Mais ce n’est vraiment pas grand-chose, et surtout pas cher payé comparé aux immenses bénéfices que m’a procuré le fait d’être immédiatement dans un lien de confiance avec autrui.
J’ai adoré être en confiance avec mon équipe de Skadden. J’avais l’impression d’être un pilote de Formule 1.
Je savais que je pouvais rentrer dans ma voiture et aller à fond car ils avaient toujours fait un boulot de préparation au top ! Corrélativement, mes collaborateurs étaient boostés par ma confiance. Ils faisaient tout pour que je sois fier d’eux. Cela explique une grande partie de notre succès, je crois.
As-tu encore des moments où tu as peur dans la cadre de ton travail ? Où quelles ont pu être tes peurs ?
Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Mais oui, bien sûr que j’ai eu peur au cours de ma carrière. Notamment de passer à côté d’un truc qui pénalise mon client ou qui mette le cabinet en mauvaise posture. Heureusement, il n’y a jamais eu d’accident. Peut-être en partie grâce à cette angoisse qui pousse à redoubler d’attention, mais aussi grâce à l’équipe Skadden dont la qualité a toujours été mon principal filet de sécurité.
Conseilles-tu d’exprimer ses émotions au travail ? Dans quelle mesure et dans quel cadre ?
Je ne vais pas te donner une réponse binaire. Si les émotions sont engendrées par l’environnement professionnel, je conseillerais d’en parler d’abord en dehors du travail, à son entourage ou avec des professionnels (psy, coach, etc.).
C’est important d’analyser la cause, les effets de ce que l’on ressent (animosité, mal traité, jaloux/ jalousé…).
Après cela, on peut en parler au bureau, éventuellement, à condition de réfléchir à qui, quand et dans quel contexte le faire. Si les émotions sont engendrées par l’environnement privé mais qu’elles affectent la performance professionnelle, il vaut mieux prendre l’initiative d’en parler au travail pour que les gens comprennent ce qui ne va pas. Mais là aussi, attention à qui on en parle, quand et comment.
Y a-t-il un « scénario de vie gagnant » chez les Servan-Schreiber ? Si oui, comment t’es-tu débrouillé avec cette injonction ?
En effet, en portant ce nom, très connu au moment de mon enfance, il fallait que je sois à la hauteur. L’injonction était explicite. J’étais entouré de personnes de ma famille ayant réussi dans le journalisme ou la politique (quatre journaux ou magasines créés – Les Echos, L’Express, L’Expansion, La Tribune), un premier ministre, un ministre, deux députés, ma grand-mère sénatrice). Réussite, succès, notoriété et excellence se mélangeaient.
Sans doute l’héritage de l’immigration qui pousse à être plus travailleur et plus méritant que les Français de souche. En gros, il fallait être connu pour être considéré comme « bon Français ».
En choisissant délibérément d’être avocat d’affaires plutôt que directeur de journal, écrivain ou homme politique, je savais que je ne serais jamais connu du grand public. Ne pouvant être « connu », il fallait que je sois « reconnu ». J’ai aimé faire parler de moi, mais pas moi seul, toujours dans le cadre d’un collectif, d’un groupe. Le cabinet américain a été parfait pour moi car la réussite est avant tout collective. Il m’était très facile de vanter les qualités de mon cabinet, de tel ou tel de mes associés ou collaborateurs. Je savais que leur succès rejaillirait sur moi, la réciproque étant vraie.
C’est quoi un leader, un influenceur pour toi ?
J’étais officier dans les chars à 18 ans. J’ai très vite compris que si l’on veut être obéi, il ne suffit pas d’avoir des galons sur l’épaule. Il faut que les hommes que l’on commande aient confiance dans votre capacité à diriger, à décider. Et pour cela, il faut leur montrer le respect et la confiance qu’ils méritent. A partir de là, ça se passe très bien.
Assez vite, je suis arrivé à obtenir le meilleur des gens qui travaillaient dans mon équipe. C’est un cercle vertueux. Plus j’aidais à faire progresser mon entourage, plus il était content de bosser avec moi. Tout le monde avait à y gagner. Pour moi, le vrai leadership c’est ça. Assumer son rôle et ses responsabilités mais beaucoup donner de temps, de responsabilité, d’outils, de respect, d’affection, même, à ceux qui travaillent avec vous, pour vous.
Je ne me considère pas comme influenceur, mais il est vrai que j’aime beaucoup le rôle de consigliere, celui qui conseille et qui a la confiance de la personne conseillée en retour. Même ou peut-être surtout dans l’ombre.
J’aime aussi être scribe, celui qui écrit pour un autre. Mon nom de famille, Schreiber (= scribe/écrivain en allemand), décrit bien une partie de qui je suis.
Il y a quelques années, à la demande du bâtonnier, j’ai écrit son discours devant le Mémorial de la Shoah sur l’attitude du Conseil de l’Ordre sous l’occupation.
Il a gardé l’intégralité de mon texte, n’a rajouté qu’un paragraphe et a été ovationné par l’auditoire pendant de longues minutes. Ce succès m’a comblé alors que personne, sauf lui et moi, ne connaissait la genèse de ce discours. Plus récemment, j’ai été la plume des autobiographies de Jessica Thivenin, une des protagonistes des Marseillais. J’ai adoré écrire pour une jeune femme de 30 ans au passé si différent du mien.
Est-ce que tu t’es donné la permission de montrer que tu ne savais pas ?
Aux clients, non. Les rares fois où ça m’est arrivé, c’était au début de ma carrière. Mais je crois qu’ils n’étaient pas dupes !
Ensuite, bien accompagné comme je l’ai été chez Skadden, je n’avais aucun problème à dire que je ne savais pas, car, forcément, quelqu’un dans mon équipe savait. Et d’ailleurs les clients n’ont aucun problème avec ça. Ils savent bien qu’un avocat ne peut pas tout savoir.
Est-ce que le fait d’être né dans une grande famille te permet d’être meilleur dans ton rôle de médiateur auprès des grandes familles ?
Oui, à l’évidence. Le fait que je sois issu d’une famille qui a beaucoup construit et beaucoup perdu leur parle. Peut-être même est-ce la raison pour laquelle je suis, à ma connaissance, le seul médiateur ayant développé une spécialité dans les conflits au sein des grands groupes familiaux.
Est-ce que tu as été amené à choisir entre épanouissement professionnel et personnel ?
Je reformulerais ta question par « Peut-on faire une belle carrière sans y laisser des plumes ? »
Personnellement, je ne le pense pas. J’ai divorcé après 50 ans de vie de couple. C’est douloureux. Pendant la gestion d’un gros dossier, une OPA hostile par exemple, je vivais dans une bulle. Je ne m’arrêtais de travailler que pour dormir un peu. Je n’échangeais qu’avec des gens concernés par le sujet pendant des semaines. J’étais shooté à l’adrénaline et c’était bon. Mais quand ça s’arrêtait, je faisais une dépression post-partum. Le retour à la vie normale était difficile. Pour moi et mon entourage. On ne se comprenait plus très bien. Ils n’avaient rien vécu de ce qui avait été mon quotidien pendant des mois et les problèmes du quotidien me semblaient bien petits.
Petit à petit, ce genre de décalage se paye.