Pénalisation de la vie des affaires : résurgence du passé ou nouvelles formes de répression ?
BLR n°38 – 03/04/2024
Photo de couverture : Vincent FILHOL, avocat, of counsel, et Jean-Julien LEMONNIER, avocat associé, STEPHENSON HARWOOD
Que l’on ne s’y trompe pas, ces dernières années ont bien été marquées par une pénalisation accrue de la vie des affaires, dans un contexte de demande sociale toujours plus forte :
– création de nouvelles institutions spécialisées (cellules de renseignement, services d’enquête, juridictions),
– incriminations régulièrement créées,
– circulaires de politique pénale appelant à des réponses fermes, y compris à l’encontre des personnes physiques,
– techniques spéciales d’enquête de plus en plus étendues en matière économique et financière,
– mise en cause croissante de la responsabilité pénale des dirigeants,
– consolidation du statut des lanceurs d’alerte
– et usage renouvelé des signalements au titre de l’article 40 du code de procédure pénale,…
La liste, déjà longue, pourrait être complétée, et le droit de l’Union n’est pas en reste, comme en témoignent la création récente du parquet européen, l’adoption, le 26 mars 2024, de la directive relative à la protection de l’environnement par le droit pénal (prévoyant des peines substantielles pour les entreprises), mais aussi le projet de directive relative à la lutte contre la corruption, en cours de négociation.
Le parquet national financier (PNF), créé il y a 10 ans et symbole d’une justice plus offensive face à la grande délinquance économique et financière, souhaite mieux la détecter, pour la réprimer plus sévèrement. D’ailleurs, son dernier rapport récemment publié fait état d’une hausse des personnes condamnées en 2023. Signe supplémentaire de sa montée en puissance, il s’est même vu attribuer récemment de nouvelles compétences en matière de droit de la concurrence, le gouvernement et le législateur ayant voulu renforcer l’appréhension pénale de cette matière.
Mais « pénalisation » ne veut pas dire seulement création de normes plus répressives et institutions dédiées.
Encore faut-il appliquer les arsenaux existants, leur donner une dimension d’effectivité, et le faire savoir. La France a pu ainsi rassurer le Groupe de travail de l’OCDE sur la corruption à l’occasion du dernier rapport rendu en 2021, en montrant, statistiques à l’appui, que l’infraction de corruption d’agent public étranger (CAPE) était désormais « traitée » comme il se doit, dix ans après un rapport du même groupe de travail faisant le constat inverse. Un rapport de suivi de l’OCDE vient d’ailleurs d’être publié à ce sujet le 18 mars dernier, et s’il « constate aujourd’hui avec satisfaction que […] la France a continué d’être proactive dans la résolution des affaires de CAPE et a poursuivi sa montée en puissance », il demande une clarification « toujours attendue » s’agissant de la responsabilité des personnes morales, notamment pour prendre en compte l’existence (ou le défaut) d’un programme de conformité.
Si bien que le rapport dit « Coulon » sur la dépénalisation de la vie des affaires, remis au Garde des sceaux il y a plus de quinze ans dans la continuité de processus de dépénalisation en droit de la concurrence et en droit des sociétés, semble définitivement bien loin.
Pourtant, à y regarder de plus près, cette pénalisation renouvelée, évoquée plus haut, s’accompagne aussi de dispositifs originaux, qui tempèrent quelque peu l’idée d’une répression par principe tous azimuts.
L’avènement de la justice négociée pour le white collar crime, dont le champ ne cesse d’ailleurs de s’élargir, en est une première illustration. Ainsi, la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) a vu son champ élargi à presque tous les délits y compris la fraude fiscale, tandis que le PNF et la procureure générale de Paris ont réaffirmé encore récemment leurs souhaits respectifs d’y recourir davantage en matière économique et financière. La convention judiciaire d’intérêt public (CJIP), initialement réservée par la loi Sapin 2 aux cas de corruption, de trafic d’influence et de blanchiment de fraude fiscale, a été récemment étendue à la fraude fiscale et aux atteintes à l’environnement, et plusieurs prônent même un nouveau mouvement d’extension aux infractions à la concurrence (pour lesquelles le périmètre d’application actuel prête à débat).
En ce sens, le rapport Coulon n’est peut-être pas si dépassé, puisqu’il prônait justement une pénalisation « autrement », passant notamment, au-delà d’un processus de désincrimination, par des mécanismes de clarification de la répression pénale (redéfinir les infractions, encourager des modes alternatifs aux poursuites et le recours à la CRPC, améliorer les règles sur la responsabilité pénale des personnes morales, clarifier la répartition entre l’administratif et le pénal) et une justice pénale « plus rapide et plus efficace ».
Autrement dit, il ne faut pas penser la pénalisation seulement en termes d’intensité mais aussi en cherchant à améliorer l’effectivité de la politique répressive par le développement d’outils plus flexibles et adaptés.
Mais au-delà, il faut noter l’essor croissant des traitements préventifs du risque imposés par la compliance, qui irrigue maintenant tout notre droit des affaires. A la liste des réglementations concernées (anticorruption, lutte contre le blanchiment, protection des données, …), s’ajoutent des programmes de prévention imposés (anticorruption) ou fortement encouragés (droit de la concurrence).
Les mesures de remédiation sont également appréhendées dans un cadre répressif. D’une part, les mesures volontairement adoptées par les personnes morales sont prises en compte dans le cadre de la fixation de l’amende (CJIP) ou de la peine (circonstance atténuante prévue par le projet de directive européenne sur la lutte contre la corruption). D’autre part, elles peuvent être imposées à titre de programme de mise en conformité sous contrôle de l’AFA dans le cadre d’une CJIP, ou de peine complémentaire de mise en conformité en cas de condamnation.
A ces mesures volontaires ou imposées, vient s’inviter la responsabilité sociétale et environnementale des entreprises, créatrice d’obligations pour les entreprises notamment pour prévenir la survenance de risques et donc d’infractions. Ainsi que le prévoit l’ordonnance n°2023-1142 du 6 décembre 2023 transposant la directive « CRSD » en matière de reporting RSE, l’efficacité du dispositif repose également sur le risque de sanctions pénales, puisque des peines spécifiques sont prévues en cas de non-respect des nouvelles obligations de publicité et d’information.
Les dirigeants sont en première ligne : leur engagement étant considéré comme le critère cardinal d’un programme efficace de prévention, leur responsabilité s’en trouvera d’autant plus exposée dans l’hypothèse de la survenance d’une infraction.
L’enjeu pour les acteurs économiques est donc d’intégrer et de gérer un risque pénal considérablement accru, et de composer avec des frontières de plus en plus hybrides entre compliance et droit pénal. Car ce mouvement est avant tout l’avènement d’une nouvelle éthique des affaires, autant dans les aspects préventifs que répressifs, et une association plus étroite des acteurs économiques à l’intérêt général.
« Il ne s’agit pas de dépénaliser mais de mieux pénaliser. Il ne s’agit pas de déresponsabiliser, mais d’anticiper les responsabilités » concluait le rapport Coulon.
L’anticipation des responsabilités, voilà un enjeu plus qu’actuel pour les dirigeants.
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