D’une guerre économique à une souveraineté coopérative, la lutte contre la corruption est l’affaire de tous.
BLR n°29 – 11/05/2023
Photo de couverture : Joffrey Célestin-Urbain, chef du service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (Sisse), au sein de la Direction générale des entreprises (DGE), MINISTERE DE L’ECONOMIE
Véritable outil de guerre économique, l’anticorruption à la française permet de protéger nos entreprises. Protection renforcée par la mise en place d’une coopération notamment entre les autorités françaises et américaines. Le Global Anticorruption & Compliance Summit (GACS) du 6 avril dernier est revenu sur les impacts de ces évolutions pour les acteurs économiques avec une plénière sur cette thématique et une autre plus franco-française sur « la lutte contre la corruption : l’affaire de tous ».


D’une guerre économique à une souveraineté coopérative
Joffrey Célestin-Urbain, chef du service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (Sisse), au sein de la Direction générale des entreprises (DGE), MINISTERE DE L’ECONOMIE.
Dans ce contexte géopolitique contradictoire, la compliance est un outil de coopération ou de guerre. Pouvez-vous nous rappeler comment la France aide nos entreprises ?

La conformité ajoute une nouvelle couche de normativité, multiforme, pour les entreprises françaises. Elle opère sur un spectre de thématiques de plus en plus large au fil du temps (des embargos commerciaux au devoir de vigilance, en passant par le reporting extra-financier), en hybridant de la réglementation au sens traditionnel du terme, passible de poursuites et de sanctions le cas échéant – par exemple sur le contrôle export, ou le droit de la concurrence- et de la soft law.
Ce patchwork normatif en perpétuelle expansion épouse les contours des rapports de forces géopolitiques entre grandes puissances, ce qui place parfois les entreprises, bien souvent à cheval entre plusieurs juridictions du fait de l’internationalisation de leurs activités, dans des situations complexes d’articulation de normes différentes voire divergentes ou même contradictoires. Dans le cadre de la loi n°68-678 du 26 juillet 1968, le service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (Sisse), rattaché à la Direction générale des entreprises (DGE) à Bercy, a créé un guichet d’accompagnement pour les entreprises françaises confrontées à des demandes d’informations dans le cadre de procédures judiciaires ou administratives étrangères. Ce dispositif, réformé au printemps 2022, vise à éviter la divulgation d’informations de souveraineté à des autorités publiques étrangères et à canaliser la recherche ou la communication de preuves vers les mécanismes de coopération judiciaire et administrative, qu’ils soient bi- ou multilatéraux.
Les entreprises (non seulement des grands groupes mais aussi des PME et des ETI) ont été en 2022 huit fois plus nombreuses à invoquer la loi et à solliciter l’accompagnement du Sisse qu’en 2018-2019. C’est un exemple, novateur, de ces nouvelles formes de régulation et de co-construction d’un droit vivant entre l’Etat et le secteur privé, où la France cherche à la fois à défendre sa souveraineté juridique et économique face au lawfare, et à aider les entreprises françaises à naviguer dans ce nouveau jeu mondialisé de contraintes et d’opportunités qu’on appelle la compliance.
Edouard Leeleea, group performance manager, ethics, compliance & corporate responsability, MBDA.
Quels sont les enjeux pour vous face à ce contexte ?

Pendant très longtemps, les États-Unis ont été à la pointe de la lutte contre la corruption et ont imposé leurs normes en matière de compliance à travers le monde. Cependant, ces dernières années, l’Europe a progressivement renforcé sa réglementation et sa pratique en matière de compliance, avec notamment la loi Sapin 2 en France ou encore le UK Bribery Act au Royaume-Uni. Ces réglementations ont permis à l’Europe de se doter de nouveaux outils pour lutter contre la corruption et de mieux protéger les intérêts des entreprises européennes.
En outre, la montée en puissance de l’Europe sur la protection des données ne doit pas être négligée, avec notamment le Règlement général sur la protection des données (RGPD) qui renforce la protection des données personnelles des citoyens européens et impacte les entreprises à l’échelle mondiale.
Les entreprises doivent donc s’adapter à cette nouvelle réglementation sous peine de sanctions sévères. Les sanctions européennes ont également joué un rôle important dans la montée en puissance de l’Europe en matière de compliance. Les entreprises doivent maintenant être en mesure de se conformer aux réglementations européennes, en particulier dans le domaine de la lutte contre la corruption et de la protection des données, sous peine de sanctions économiques et financières.
Dans ce contexte, la coopération entre les autorités réglementaires européennes et américaines devient de plus en plus importante. Il est essentiel de mieux harmoniser les réglementations et les sanctions pour renforcer la dissuasion contre les pratiques de corruption et de violation des données transfrontalières. Cela passe par une collaboration accrue entre les autorités réglementaires des deux côtés de l’Atlantique pour mieux coordonner les enquêtes et les poursuites en matière de corruption et de protection des données, mais aussi pour échanger des informations et des preuves pour construire des dossiers solides.
Nicolette Kost de Sèvres, partner, global co-head of global compliance & investigations, McDERMOTT WILL & EMERY
Avec votre double casquettes franco-américaine, comment avez-vous vu évoluer la coopération entre les autorités françaises et américaines ? Quels sont les impacts pour les entreprises ?

La coopération entre les autorités françaises et américaines a été notamment marquée ces dernières années par trois événements majeurs : la loi Sapin II en France, le renforcement de l’enforcement aux USA et la scène géopolitique.
En pratique, cette coopération se traduit par la mise en place d’une stratégie de plus en plus harmonisée, que ce soit en matière de crimes financiers que d’ESG. Avec la création du parquet national financier et celle du parquet européen, la publication d’un projet de directive européenne en matière de corruption, les autorités coordonnent et collaborent plus que jamais, avec, toutefois, un certain renforcement de la souveraineté et des intérêts individuels des États. Pour les entreprises, le risque de poursuites et de découverte d’éléments probatoires est donc renforcé et une stratégie de gestion de risques adaptées à cette évolution politique et juridique visera à les protéger au mieux.
Sabine Nauges, avocate associée, droit public et secteurs régulés, McDERMOTT WILL & EMERY
Comment les entreprises peuvent-elles aborder les risques liés aux sanctions internationales, aux tensions sino-américaines ?

Pour aborder les risques liés aux sanctions internationales et aux tensions sino-américaines, une approche proactive s’impose.
En effet, les entreprises doivent comprendre les réglementations internationales applicables, suivre les changements dans les listes de sanctions et évaluer régulièrement leur conformité avec ces réglementations. Il est encore trop fréquent de découvrir que certaines activités, notamment des contrats d’intermédiation, échappent à toute examen approfondi, en particulier s’agissant de l’identification des destinataires finaux des produits exportés.
Les entreprises doivent également surveiller les développements juridiques pour anticiper certains changements qui devraient affecter leurs opérations, comme aujourd’hui les réflexions existantes autour d’un éventuel encadrement des investissements européens.
L’évaluation de la possibilité de mettre en place un encadrement des investissements européens est impulsée par l’Allemagne et semble suivre la même logique que le mécanisme introduit aux Etats-Unis par le Consolidated Apropriation Act. L’objectif de cet encadrement serait en partie de concurrencer la puissance économique chinoise par le biais d’un contrôle assez similaire à ce qui est mis en place en matière de contrôle des exportations.
Un tel mécanisme permettrait ainsi de réguler davantage le transfert de technologies qui peuvent avoir une application militaire ou contraire aux principes de l’UE, ce qui risque de complexifier davantage les transactions M&A pour lesquelles il faut déjà aujourd’hui prendre en compte en amont le régime du contrôle de concentrations (national et UE), l’encadrement des investissements étrangers et le récent règlement sur les subventions étrangères.
La lutte contre la corruption est l’affaire de tous
Corrupteur ou corrompu : comment les entreprises et les pouvoirs publics peuvent mieux coopérer dans la lutte contre la corruption ?
Didier Migaud, président, HAUTE AUTORITE POUR LA TRANSPARENCE DE LA VIE PUBLIQUE (HATVP)
Comment la HATVP agit-elle ? Quelles sont les tendances ?

Créée afin de continuer à garantir la probité de l’action publique et de ses acteurs, la Haute Autorité peut être considérée, après dix années d’existence, comme un véritable tiers de confiance entre les décideurs publics et les citoyens. Ses missions ont été régulièrement abondées par le législateur, et son statut d’autorité administrative indépendante lui permet de les exercer en toute indépendance.
Les progrès sont réels. Les responsables et agents publics, comme les représentants d’intérêts, s’approprient de mieux en mieux leurs obligations. Le nombre de manquements constatés est faible au regard de l’ensemble des contrôles réalisés. Mais il faut inlassablement le rappeler car, – et c’est un paradoxe -, une forte défiance demeure parmi nos concitoyens.
À l’avenir, nous devons parvenir à ce que les contrôles ne soient plus perçus seulement comme une contrainte par ceux qui en font l’objet, mais aussi comme des outils leur permettant de se protéger des risques de nature déontologique ou pénale et de fournir des gages de leur probité aux citoyens.
Stéphanie Bigas-Reboul, sous-directrice du contrôle, AGENCE FRANÇAISE ANTICORRUPTION (AFA)
Les atteintes à la probité résultent souvent d’une interaction entre les entreprises et les acteurs publics, comment l’AFA l’intègre-t-elle lors des contrôles ?

Pour les grandes entreprises, la loi 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique a précisé la nature des mesures anticorruption devant être déployées, et a chargé l’AFA de contrôler la mise en œuvre de ces mesures, sous peine, le cas échéant, de sanctions. En revanche, pour les acteurs publics, la loi dispose que l’AFA contrôle la qualité et l’efficacité des mesures de prévention et de détection des atteintes à la probité mais ne précise pas la nature de ces mesures et aucune sanction n’est prévue.
Or, les acteurs publics et les entreprises sont de plus en plus intégrés. D’une part, les atteintes à la probité résultent souvent d’une interaction entre entreprises et acteurs publics. D’autre part, il existe un continuum entre acteurs publics et acteurs économiques, comme en attestent l’existence d’acteurs publics économiques, l’émergence d’acteurs publics ayant des filiales de droit privé ou encore les passerelles entre secteur public et secteur privé.
Face à ce constat, l’AFA a choisi de définir un référentiel anticorruption unique, destiné aussi bien aux entreprises qu’aux acteurs publics, et qui figure dans les recommandations publiées en janvier 2021.
Inspirées des meilleurs standards internationaux et soumises à consultation, ces recommandations n’ont pas de valeur juridique contraignante mais définissent une méthodologie commune pour aider au déploiement d’un dispositif anticorruption efficace. Elles aident les entreprises soumises à l’article 17 à se conformer à la loi et accompagnent les acteurs publics et entités non assujetties dans leur démarche anticorruption.
Par ailleurs, les contrôles de l’AFA sont conçus de manière intégrée. Ils sont encadrés par une charte unique des contrôles. Depuis 2017, 109 contrôles d’initiative ont été réalisés sur les entreprises et 69 contrôles sur les acteurs publics. Ces contrôles peuvent être réalisés par des équipes mixtes pour les contrôles d’acteurs économiques publics. Enfin, l’AFA a la possibilité de contrôler en parallèle un acteur public et une entreprise qui ont des interactions (par exemple, dans le cadre d’une opération de mécénat ou d’un marché).
Enfin, l’AFA recueille et traite des signalements intéressant aussi bien les acteurs publics que les entreprises. L’AFA a d’ailleurs été reconnue comme autorité externe de recueil des signalements en 2022. Pour autant, plus de 6 ans après l’entrée en vigueur de la loi, les études statistiques et les contrôles de l’AFA montrent que les acteurs publics ont progressé moins vite que les entreprises dans leur démarche de maîtrise des risques d’atteintes à la probité. A cet égard, pour accélérer l’ajustement des pratiques d’acteurs publics qui restent très exposés aux risques pénaux, il serait souhaitable de procéder à une évolution législative pour préciser, au moins pour certaines catégories d’acteurs publics, les mesures de prévention de détection des atteintes à la probité devant être mises en œuvre, inspirées de l’article 17 de la loi et des recommandations publiées par l’AFA.
Fabien Ganivet, avocat associé, DLA PIPER
A travers vos dossiers et les questions de vos clients, que constatez-vous ? Une distorsion entre privé et public, et si oui, comment agir ?

Mon premier constat, c’est que l’action conjuguée notamment de l’AFA, du PNF et de la HATVP, a permis de réaliser des progrès substantiels, dans quasiment tous les secteurs, en matière d’éthique des affaires dans la période récente. Le second, c’est que sur ces sujets, le clivage traditionnel public / privé n’a plus grand sens : depuis la loi Sapin II, les entreprises sont appelées, aux côtés des pouvoirs publics, à produire elles-mêmes un certain nombre de normes internes, fondées sur un référentiel commun. En réalité, si des distorsions continuent à exister, c’est entre certains acteurs économiques ou institutionnels qui vivent l’évolution actuelle principalement comme une contrainte, et ceux qui ont pleinement intégré à leur fonctionnement et à leurs activités cette culture de la compliance et de la prévention des risques, en comprenant qu’il s’agit là d’un facteur essentiel de cohésion, d’attractivité et même de compétitivité.
Cette tribune est un extrait de l’une de nos tables rondes. Pour prendre connaissance de l’ensemble des travaux de nos tables rondes, participez à nos rencontres, elles sont particulièrement riches en retours d’expérience tant des entreprises que des autorités et des conseils. TOUT SAVOIR.
