Devoir de vigilance : une décision pleine d’enseignements 

BLR n°27 – 09/03/2023

Photo de couverture : Dominique Mondoloni, avocat, associé de Willkie Farr & Gallagher LLP


« Les ONG déboutées dans l’affaire TotalEnergies » titre toute la presse le 28 février dernier, mais n’est-ce pas un peu court ? Le juge des référés a rendu une décision attendue depuis près de 4 ans sur le devoir de vigilance. Institué en 2017 par le législateur français, celui-ci a déjà fait couler beaucoup d’encre et ce n’est que le début. La création française a aussi inspiré nos voisins à commencer par l’Allemagne et désormais l’UE. Nous avons demandé à 5 avocats de nous donner leur éclairage sur ce dossier.

Dominique Mondoloni, avocat, associé de Willkie Farr & Gallagher LLP a été classé dans le top 40 des avocats d’affaires du CAC 40 publié par Forbes. Dominique a accepté de décrypter la décision d’un œil extérieur (NDLR : il ne représente aucune des parties de cette affaire).

Marie-Aude Ziadé, avocate associée de CBR & Associés, ancienne directrice juridique contentieux d’Areva est reconnue comme faisant partie des meilleurs praticiens de sa génération en contentieux des affaires, arbitrage et médiation. Hadrien Torron, docteur en droit,  a consacré sa thèse au devoir de vigilance et au titre 1 de la loi Sapin 2. Tous deux nous livrent leur analyse de cette décision très attendue (NDLR : ils ne représentent aucune des parties de cette affaire).

Nous avons également demandé à deux avocats des parties de nous faire part de leur expérience dans cette affaire inédite : Antonin Lévy, représentant TotalEnergies et Louis Cofflard, avocat des associations.

Une décision subtile selon Dominique Mondoloni, qui retrace l’histoire de l’affaire

L’objet de toutes les attentions

Par une ordonnance rendue le 28 février dernier, le juge des référés du tribunal judiciaire de Paris s’est prononcé sur la portée du devoir de vigilance créé par la loi de mars 2017. Si le juge des référés rejette la demande des ONG pour des raisons – en apparence – techniques, la décision est en réalité plus subtile.

La décision est en réalité plus subtile.

L’assignation de TotalEnergies

TotalEnergies a été assignée devant le juge des référés du tribunal judiciaire de Nanterre le 29 octobre 2019 par trois ONG à la suite d’une mise en demeure adressée à TotalEnergies par six ONG, dont les trois demanderesses, le 24 juin 2019.

Les ONG demanderesses contestaient le plan de vigilance de TotalEnergies

Les ONG demanderesses contestaient le plan de vigilance de TotalEnergies publié au mois de mars 2019 au titre de l’exercice 2018. Les ONG invoquaient une insuffisance du plan de vigilance de TotalEnergies s’agissant du projet Tilenga et du projet EACOP.

Les péripéties judiciaires

S’étant estimé incompétent, le juge a renvoyé l’affaire devant le juge des référés du tribunal de commerce de Nanterre. La cour d’appel de Versailles a confirmé la compétence de cette juridiction. Mais le 15 décembre 2021, la Cour de cassation a affirmé la compétence du tribunal judiciaire. Revenue devant le juge des référés du tribunal judiciaire de Nanterre début 2022, l’affaire a finalement été renvoyée devant le tribunal judiciaire de Paris, devenu, par suite de l’entrée en vigueur de la loi de 2021, exclusivement compétent pour connaître des actions engagées sur le fondement de la loi de 2017.

Ces péripéties judiciaires, si elles peuvent en partie expliquer la décision, ne sont pas l’essentiel.

Ces péripéties judiciaires, si elles peuvent en partie expliquer la décision, ne sont pas l’essentiel.

Plan de vigilance mise en demeure versus plan de vigilance en vigueur

Entre la demande initiale des ONG de 2019 et la décision rendue le 28 février 2023, le plan de vigilance de TotalEnergies avait été complété en fonction de l’évolution de son analyse des risques depuis 2018.

Si les critiques des ONG ont porté, au fur et à mesure de l’évolution du litige, sur les plans successifs adoptés après celui de 2018, la mise en demeure, elle, n’avait saisi TotalEnergies que du seul plan de vigilance pour l’exercice 2018. Le juge des référés a donc été conduit à déclarer irrecevable la demande des ONG puisque le dernier plan de vigilance en vigueur n’avait pas fait l’objet d’une mise en demeure.

Si la décision peut paraître emprunte d’un juridisme excessif d’autant plus surprenant que les délais qui ont émaillé la procédure sont la conséquence d’une succession de décisions en définitive mal fondées, la solution retenue mérite d’être approuvée.

Si la décision peut paraître emprunte d’un juridisme excessif d’autant plus surprenant que les délais qui ont émaillé la procédure sont la conséquence d’une succession de décisions en définitive mal fondées, la solution retenue mérite d’être approuvée.

Dialogue accru, co-construction : un contour tout à fait nouveau en droit français

Le code de commerce précise que « le plan a vocation à être élaboré en association avec les parties prenantes de la société, le cas échéant dans le cadre d’initiatives pluripartites au sein de filières ou à l’échelle territoriale ». Le juge des référés en déduit, à notre avis à juste titre, que la mise en demeure doit permettre la discussion entre la société et les parties prenantes. En l’absence de mise en demeure visant le dernier plan de TotalEnergies, cette discussion n’a pas pu avoir lieu. On notera au passage que si TotalEnergies avait accepté la médiation proposée par le juge des référés, les ONG l’ont refusée, ce qui a dû sans doute peser un peu dans la balance.

En effet, le juge des référés relève que « si le législateur n’a pas entendu donner un contour précis aux mesures générales qui s’imposent à certaines entreprises dans le cadre du devoir de vigilance, il a, par contre, expressément manifesté son intention de voir ce plan élaboré dans le cadre d’une co-construction et d’un dialogue entre parties prenantes et l’entreprise ». C’est donc à un dialogue accru avec les parties prenantes qu’engage le devoir de vigilance, voire à une co-construction, ce qui donne à l’obligation qu’il impose aux entreprises un contour tout à fait nouveau en droit français.

Une décision parfaitement cohérente avec les objectifs poursuivis par la loi, selon Marie-Aude Ziadé et Hadrien Torron

La décision rendue par le tribunal judiciaire de Paris saisi en l’état de référé, le 28 février 2023, était particulièrement attendue sur le terrain du devoir de vigilance.

Elle tranche en effet, pour la première fois, des questions aux conséquences juridiques et pratiques majeures, s’agissant de l’application de la loi sur le devoir de vigilance et est riche d’enseignements, notamment sur les points suivants :

Une association n’est pas recevable à demander au juge la modification des plans de vigilance successifs de l’entreprise, sans lui avoir adressé une nouvelle mise en demeure, pour chacun. Ainsi, pour chaque nouveau plan dont elle demande la modification, l’association doit adresser à l’entreprise une mise en demeure préalable qui lui est spécifique.

Cette décision apparait justifiée. La mise en demeure préalable de l’entreprise est en effet l’unique façon pour elle de comprendre les griefs soulevés s’agissant de son plan et de pouvoir tenter d’y répondre. Dans les grandes entreprises comme celle au sein de laquelle nous avons tous deux travaillé, l’analyse des griefs et la mise en place de mesures susceptibles d’y remédier sont réalisées a minima par la direction juridique, la direction compliance et la direction générale, de manière collaborative.

Priver l’entreprise de l’étape préalable d’une mise en demeure serait contraire à l’esprit du texte, puisqu’elle l’empêcherait de pouvoir discuter utilement avec ses parties prenantes de son plan de vigilance.

Priver l’entreprise de l’étape préalable d’une mise en demeure serait contraire à l’esprit du texte, puisqu’elle l’empêcherait de pouvoir discuter utilement avec ses parties prenantes de son plan de vigilance.

  • Le juge des référés ne peut aller au-delà d’une analyse sommaire du plan de vigilance. Le tribunal rappelle, à juste titre selon nous, que le juge des référés a uniquement le pouvoir de constater l’existence d’un plan de vigilance et lorsqu’il existe, que celui-ci n’est pas à l’évidence lacunaire. Son pouvoir se limite donc à vérifier que les 5 mesures préventives de vigilance exigées par la loi figurent dans le plan de l’entreprise. Cela est cohérent, car l’examen approfondi des mesures de vigilance prises par l’entreprise, relève des juges du fond.
  • Le dialogue entre les parties prenantes sur le plan de vigilance doit rester le principe, y compris en cas de contentieux. Si la loi française n’impose pas à l’entreprise d’établir le plan avec ses parties prenantes, elle l’y incite indéniablement. Il est en effet dans l’intérêt de tous les acteurs d’atteindre les objectifs poursuivis par cette loi, c’est-à-dire éviter que les activités de l’entreprise dans sa supply chain portent notamment atteinte aux droits humains et à l’environnement.

Notre expérience en grande entreprise démontre que la « co-construction » souhaitée par le législateur est toutefois difficile en pratique.

Notre expérience en grande entreprise démontre que la « co-construction » souhaitée par le législateur est toutefois difficile en pratique, au moment de l’élaboration du plan. Le fait pour le juge d’offrir aux parties, lorsqu’elles se confrontent à la barre, une nouvelle opportunité de collaborer pour construire ce plan, à travers une médiation, nous apparaît dans la droite ligne de l’esprit de la loi.  Le recours à un mode amiable pour résoudre les différends liés au devoir de vigilance est en adéquation avec la place primordiale que la loi donne au dialogue. En atteste notamment le succès, constaté par les grandes entreprises, du recours aux Point de Contact Nationaux de l’OCDE en vue de résoudre ce type de litige à l’amiable bien avant la promulgation de la loi française de 2017.

Antonin Lévy, avocat de TotalEnergies : quelles leçons tirez-vous de cette décision ?

Une grande marge de manœuvre laissée aux entreprises pour appliquer une législation qui assigne des « buts monumentaux » de protection des droits humains et de l’environnement

Si la loi sur le devoir de vigilance s’est une nouvelle fois heurtée aux exigences de la procédure civile, les jugements rendus le 28 février 2023 par le tribunal judiciaire de Paris ne sont pas seulement des décisions de procédure mais apportent, par une motivation détaillée qui va au-delà de la seule irrecevabilité des demanderesses, des enseignements importants pour cette première mise en œuvre de la loi :

  • Le tribunal s’est prononcé sur une définition de la RSE et notamment du devoir de vigilance, en précisant que si cette législation assigne des « buts monumentaux » de protection des droits humains et de l’environnement à certaines catégories d’entreprises, elle pose un devoir général de vigilance mais ne vise aucun principe directeur ni aucune norme internationale préétablie, ni ne comporte de nomenclature ou de classification des devoirs de vigilance s’imposant aux entreprises concernées. Une grande marge de manœuvre est donc laissée aux entreprises pour l’élaborer. Sur le modus operandi du plan, le tribunal insiste sur la nécessité d’une « co-construction et d’un dialogue » avec les parties prenantes.

Le tribunal insiste sur la nécessité d’une « co-construction et d’un dialogue » avec les parties prenantes.

Tout en constatant qu’aucune illicéité n’est caractérisée avec l’évidence requise en référé ou de manière manifeste dans le dossier, que le plan de TotalEnergies ne peut être vu comme « sommaire » et que de nombreuses pièces sont versées au débat pour démontrer sa mise en œuvre effective, le tribunal rappelle qu’il n’entre pas dans les pouvoirs du juge des référés de procéder à l’appréciation du caractère raisonnable des mesures adoptées par le plan et qu’il s’agit d’un contentieux au fond.

Louis Cofflard, avocat des associations, quels sont les grands enseignements de cette affaire selon vous ?

Première décision relative à la loi devoir de vigilance : ombres et lumières sur un cadre procédural inadapté.

Par un jugement rendu en état de référé le 28 février 2023, le tribunal judiciaire de Paris, statuant en formation collégiale compte tenu des enjeux, s’est prononcé sur un premier cas fondé sur la loi relative au devoir de vigilance, le cas Total en Ouganda à raison des projets pétroliers EACOP et Tilenga opérés par l’intermédiaire de ses filiales.

Au risque d’une extrême simplification, deux points saillants de l’affaire vue de l’intérieur méritent une attention particulière.

Tout d’abord, l’irrecevabilité retenue à raison des « modifications substantielles » qui seraient apparues entre les dernières demandes et la mise en demeure semble très critiquable, dans la mesure où les demandes figurant dans la mise en demeure ont été reprises à l’identique puis complétées en raison de l’indispensable actualisation du dossier qui s’est inscrit dans la longueur.

En réalité, il nous semble que la juridiction s’est employée, au prix d’une analyse à notre sens dévoyée de la mise en demeure initiale puisque partiellement citée dans la décision, à envoyer un signal fort en faveur de la médiation et des modes alternatifs de règlement des litiges.

La juridiction s’est employée (…) à envoyer un signal fort en faveur de la médiation et des modes alternatifs de règlement des litiges.

La juridiction motive sa décision en soulignant l’importance d’une phase de « dialogue et d’échange amiable » entre la mise en demeure préalable et l’assignation, qu’elle soit au fond ou en référé. Toutefois, il ne s’agit pas exactement de la lettre de la loi, dans la mesure où la société mise en demeure n’est pas légalement tenue d’y répondre.

La juridiction motive sa décision en soulignant l’importance d’une phase de « dialogue et d’échange amiable » entre la mise en demeure préalable et l’assignation.

D’ailleurs, dans sa réponse écrite à sa mise en demeure, TotalEnergies n’a aucunement invité les associations requérantes à un quelconque dialogue et s’est bornée à se défendre d’une absence de violation de la loi. Ces associations requérantes n’ont d’ailleurs jamais été invitées à participer à l’élaboration du plan de vigilance litigieux.

Ces associations requérantes n’ont d’ailleurs jamais été invitées à participer à l’élaboration du plan de vigilance litigieux.

Ensuite, le tribunal, à la suite de la désignation par lui inattendue « d’amici curiae » pour l’éclairer sur la portée des obligations y figurant, a bien admis la portée extraterritoriale de la loi.

La juridiction a utilisé ce premier cas pour envoyer deux signaux importants : (1) la loi impose bien des effets extraterritoriaux aux sociétés concernées…

En définitive, la juridiction a utilisé ce premier cas pour envoyer deux signaux importants : la loi impose bien des effets extraterritoriaux aux sociétés concernées, n’en déplaise à TotalEnergies, tandis que la mise en œuvre de ces obligations de vigilance devrait être négociée entre les parties prenantes au regard de la complexité des enjeux.

(2) ces obligations de vigilance devraient être négociées entre les parties prenantes au regard de la complexité des enjeux.

Le refus de renvoyer à une audience au fond, alors que cela lui était demandé, appuie définitivement l’idée selon laquelle le cadre procédural de droit commun n’est pas adapté à une sanction efficace de la loi relative au devoir de vigilance, en particulier sur son volet de « prévention des atteintes ».


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