Comprendre et mieux gérer l’émotion de l’autre ?
Rubrique sous la direction de Virginie Jubault, coach Transformance Coach&Team, école de coaching de V. Lenhardt et Institut de NeuroCognitivisme.
Toutes les trois semaines, V. Jubault choisit une personnalité des sciences humaines pour donner sa vision de « la part de l’humain » dans la réussite de projets professionnels en lien avec l’actualité économique et juridique.
« Conflits interpersonnels : comment comprendre et mieux gérer l’émotion de l’autre ? »
Dans la première partie, nous avons abordé les conflits d’intérêts et les conflits de moyens qui sont des freins puissants à la cohésion d’équipe. Dans la seconde, nous abordons les conflits interpersonnels qui sont nuisibles pour la coopération des équipes.
Aujourd’hui, on demande aux leaders d’être empathiques et à l’écoute, sans en avoir forcément les clés. En effet, l’émotion joue un rôle central dans le fonctionnement des équipes : elle interfère dans la prise de décision, les choix stratégiques de nomination, la relation avec les clients et les collègues. Les conflits interpersonnels ont pour base la non prise en compte de notre fonctionnement émotionnel et des besoins psychologiques qui nous gouvernent.
Généralement, nous ne savons pas trop comment nous y prendre avec l’émotion. Elle nous coûte cher en ressources allouées : temps, énergie, disponibilité mentale, opportunités manquées, confiance en soi dégradée. Nous essayons alors de la « maîtriser » : la nier, la relativiser ou l’étouffer. Nous attendons que tout se résorbe tout seul, ce qui est rarement le cas. Le ressenti ne permet plus le développement durable des équipes et il devient la source des associations non réussies.
Alors, quels sont tes conseils pour savoir mieux être à l’écoute, s’avoir s’y prendre avec l’émotion, anticiper et mieux gérer stress et conflits ? Raconte-nous les raisons du cœur !
Pour répondre à cette question, je dois d’abord vous décrire notre fonctionnement émotionnel. Le stress n’est rien d’autre que l’état d’angoisse chronique ou un état de colère, de frustration prolongée. Le « bon » stress mobilise ; le « mauvais » paralyse et coûte. Je m’intéresse au second. Pour anticiper et mieux gérer stress et conflits, il faut prendre en compte les besoins vitaux psychologiques, sinon les comportements compensatoires, nuisibles vont inévitablement se mettre en place, créant des conflits interpersonnels.
Comment fonctionnent nos émotions ?
- L’objectif de notre système nerveux est de nous garder en vie.
- Nous avons un système de veille : bon/pas bon pour la vie, satisfaisant/frustrant.
- Nous avons deux types de besoins : physiologiques et psychologiques.
- Les besoins psychologiques servent la survie physiologique. Si vous n’êtes pas en sécurité, besoin psychologique vital, vous risquez de mourir. Bien qu’aujourd’hui vous n’ayez plus de bête préhistorique à vos trousses et que c’est juste un individu qui vous fait peur, l’information pour le cerveau reste la même : danger – nécessité de la mise à l’abri – comportement défensif. La priorité sera la mise à l’abri au détriment des intérêts de l’entreprise.
- Dès qu’un écart trop important de ce qui est considéré comme « bon » pour notre survie est constaté, le système d’alerte commence à émettre des signaux sensoriels : faim, soif, fatigue, désir pour les besoins physiologiques ; peur, colère, tristesse pour les besoins psychologiques, afin de nous mettre en mouvement et satisfaire ces besoins. Nous n’avons pas peur d’avoir faim, mais nous avons peur d’avoir peur. Nous n’aimons pas éprouver des émotions dites « négatives », tandis que c’est le même système d’alerte, qui nous veut du bien.
- L’émotion est le système d’information le plus rapide et le plus fiable que nous possédions. Le premier tri d’informations « bon/pas bon pour la vie », reçu des quatre sens, se fait dans le cerveau reptilien inaccessible à notre conscience. Si le verdict est : « pas bon pour la vie », un appel à la mobilisation de ressources, à l’action est envoyé à notre néocortex, le siège de notre conscience. Ce signal, c’est l’émotion, qui est censée nous mettre en mouvement pour satisfaire un besoin en détresse ou éviter un danger. Chaque émotion est reliée à un besoin. Si nous ne faisons rien, la force du signal s’amplifie : l’émotion et la douleur qui l’accompagnent deviennent plus fortes.
- Le point suivant est d’importance pour le management : nous pouvons retarder la satisfaction du besoin, mais pas l’annuler. Nous n’avons qu’un laps de temps pour nourrir le besoin vital psychologique en conscience.
- A partir du moment où nous ne le nourrissons pas soit par choix, soit par déni, soit par impossibilité, il y aura une reprise de commandes par notre cerveau reptilien, inaccessible à notre conscience et donc à notre contrôle, pour nourrir en urgence le centre de détresse prioritaire pour ramener de l’équilibre dans le système.
- Ce qui est très important, c’est que nous ne maîtrisons pas le moment de cette reprise de commande. En fonction de notre endurance psychologique et physique, nous pouvons retarder plus au moins le moment où il reprendra inévitablement les commandes. Le cerveau reptilien scrute notre état interne et dès qu’il trouve qu’il y a trop de douleur dans le système, il nous pousse à agir pour la diminuer. Par exemple, vous vous dites que vous n’avez pas le temps pour déjeuner aujourd’hui car vous avez trop de travail. Peut-être allez-vous tenir, ou peut-être irez-vous acheter en fin d’après-midi le dernier sandwich en décomposition à la boulangerie. Ce n’est pas vous qui avez décidé de vous lever et aller acheter ce sandwich. Vous avez décidé de ne pas vous arrêter de travailler. C’est le reptilien qui a repris les commandes et qui vous a poussé à vous nourrir.
- Il y a toujours les dommages collatéraux quand ce cerveau reprend les commandes. Il y a deux raisons à cela. D’habitude dans ces moments-là, vous n’avez plus le choix, puisque vous avez trop tardé avec votre réponse. Comme à la boulangerie ou quand vous explosez, ne pouvant plus vous contrôler, puisque vous vous reteniez depuis trop longtemps. La deuxième raison réside dans le fait que dans le cerveau reptilien, la notion de moyen ou long terme n’existe pas et donc cela lui est égal que vous mangiez un mauvais sandwich qui vous fera prendre du poids dans le futur. Pour lui, il y a juste une urgence du moment qu’il est appelé à résoudre, peu importe le prix et les conséquences.
A ce moment-là, nous n’avons aucun moyen de contrôler les actions que ce cerveau nous pousse à faire pour satisfaire le besoin. C’est cette partie du cerveau qui est le vrai pilote de notre avion, il est responsable de notre survie. Et s’il juge que le niveau de la douleur dépasse ce qui est compatible avec la vie, son seul objectif sera de la baisser.
Le burn-out, c’est l’exemple type de cette reprise de commande.
C’est très impressionnant et angoissant pour la personne qui le vit de constater un matin qu’elle ne peut littéralement plus se lever, qu’elle a perdu tout contrôle de son corps. Il ne s’agit pas d’un manque de volonté. Vous ne pouvez juste plus bouger vos membres. Le cerveau reptilien vous a mis à l’arrêt et vous n’avez aucun moyen de le contrer tant qu’il ne jugera pas que vous avez récupéré la forme physique nécessaire pour continuer.
Dans les deux cas de figure : actions choisies par néo-cortex ou réactions subies par le reptilien : si nous sommes en situation de détresse, nos actes ne seront plus guidés par l’intérêt général. La seule motivation qui va nous animer sera la satisfaction de nos besoins personnels.
Un conseil générique que je pourrais donner : plus vous observez un comportement incompréhensible, nuisible, dommageable, étrange sur une personne / un collaborateur, plus vous pouvez être sûr qu’il s’agit d’une réponse en urgence à un besoin vital non satisfait, et que vous devez vous adresser à elle sans la juger pour comprendre ce qui se passe et élaborer ensemble des solutions en prenant en compte son besoin.
Par exemple, un besoin de reconnaissance, c’est aussi un besoin vital. Il y a des millénaires, la place que nous occupions dans le groupe était vitale, elle augmentait les chances de survie, établissait l’ordre d’accès à la nourriture et à l’eau. Nous sommes toujours pilotés par le même cerveau et les mêmes besoins. Aujourd’hui ce qui nous garantit la survie, c’est notre carrière et la place que nous occupons au sein de nos équipes.
Si dans une équipe on ne pratique pas de feedback positif, on s’approprie les résultats du travail des autres, on ne rattache pas les noms des collaborateurs aux deals, les juniors ne se sentent pas respectés et écoutés, le sentiment de frustration va progressivement naître.
Julie Gauvin
Comme ce n’est pas dans le pouvoir des personnes concernées d’apporter la vraie solution au besoin non satisfait, elles risquent de partir dans des comportements compensatoires : travailler jusqu’à l’épuisement pour être reconnu, ou au contraire se désintéresser, se retirer dans l’indifférence, bouder. Elles peuvent avoir du mal à donner leur point de vue ou au contraire créer de la mauvaise compétition, chercher à bien se faire voir, retenir l’info. Tous ces comportements sont un voyant rouge qui s’allume pour le manager lui indiquant qu’il y a une discussion à avoir de toute urgence.
En comprenant ces mécanismes, votre écoute n’est plus la même, vous êtes plus à l’aise avec vos propres émotions et celles des autres. Cela vous permet de ne pas fuir les situations difficiles, si tel était le cas, mais de bien discuter sans juger, en comprenant les ressorts puissants à l’œuvre. Vous pourrez ainsi mieux fluidifier l’énergie et les relations au sein de l’équipe.
Que pouvons-nous faire concrètement pour tenir compte de nos besoins vitaux dans l’organisation du travail et prévenir les comportements défensifs inévitables ?
Prenons l’exemple du besoin de sécurité. Vous êtes-vous posé la question des besoins de vos collaborateurs pour se sentir en sécurité et pouvoir donner le meilleur d’eux-mêmes, hormis le volet de business suffisant et une rémunération adéquate ?
De manière générale, pour nous sentir en sécurité, nous avons besoin de deux paramètres opposés. D’une part un cadre clair, des règles, des repères et de la stabilité et de l’autre, nous avons besoin d’une liberté de pensée, de parole et de décision, sinon, nous nous sentons enfermés dans une boîte. S’il y a trop de liberté, nous prenons le risque de perte de contrôle pour l’organisation ; s’il n’y en a pas suffisamment, nous courons celui de la démotivation du personnel. S’il y a trop de cadre, nous risquons d’étouffer les initiatives et l’implication, à l’inverse nous risquons du flou et de l’inefficacité.
Quels sont les actes concrets managériaux pour assurer le besoin de sécurité des équipes ?
Cela dépend bien évidement des équipes et des secteurs d’activités. Mais de manière générale, pour assurer le cadre, il serait opportun, par exemple, de s’assurer que chacun ait une description de poste non seulement claire, mais sans champs de superpositions. Souvent, les conflits proviennent de cette mauvaise répartition de rôles, quand plusieurs personnes discutent de la paternité du succès. Il est important de communiquer les critères d’évaluation car cela évite les déceptions au moment des bonus de fin d’année ; de veiller à ce que les responsabilités soient corrélées aux compétences, aux moyens et au pouvoir pour prendre des décisions. Il est indispensable de savoir différencier l’urgent de l’important, fixer des délais tenables, donner accès à l’information nécessaire à temps, répartir la charge de travail de manière équitable, proposer des formations pour progresser, donner une visibilité sur la carrière.
Et ceux que tu proposes pour assurer le besoin de liberté des équipes ?
Pour nourrir le besoin de liberté, il est préférable de veiller à ce que les process soient suffisamment souples pour que les collaborateurs puissent choisir, dans la mesure du possible et dans un champ défini, leur manière de s’organiser dans le temps, leurs méthodes de travail, leurs priorités, d’avoir de l’initiative, puissent dire non, avouer sans crainte une erreur et donner leur avis.
Si le besoin de sécurité et de liberté sont ainsi nourris, vos équipes seront impliquées et rien ne viendra parasiter leur action. En revanche, si elles ressentent une absence ou un manque de cadre ou de liberté pour répondre à leurs objectifs, elles ne se sentiront plus en sécurité. Elles auront peur de ne pas réussir, de ne pas être à la hauteur.
Elles pourront alors être tentées, par exemple, de refuser la difficulté, freiner devant la nouveauté, solliciter les seniors en permanence pour demander des précisions, vérifier dix fois, demander du temps supplémentaire, ne pas tenir les délais. Certaines personnes commenceront à vouloir tricher pour cacher, fuir, décaler, commettre des erreurs, si elles travaillent avec la peur au ventre. D’autres pourront serrer les dents, ne rien dire, prendre sur soi et finir en dépression ou burn-out. Si vous observez ces comportements, vous pouvez être sûrs que vos collaborateurs manquent de sécurité. Le niveau de bien-être, de confiance et d’implication sont les indicateurs de leur sécurité.
Les besoins en termes de sécurité et de liberté sont-ils les mêmes pour tous ?
Les conflits interpersonnels dans les équipes proviennent aussi du fait que nous avons tous eu des constructions identitaires différentes. Certains ont besoin de plus de cadre, de contrôle, pour être rassurés, tandis que d’autres ont besoin de plus de liberté pour ne pas se sentir coincés, contraints. Si nous les mettons à travailler ensemble, nous risquons d’avoir un conflit permanant d’approche et de personnalités et en même temps ils peuvent être très complémentaires et très efficaces tous ensemble. Le rôle du manager sera donc de veiller à cet équilibre entre les deux pôles.
Et quid de l’incidence des besoins de liberté et de sécurité du manager lui-même sur son équipe ?
Imaginez un leader qui a l’habitude de tout contrôler, qui a du mal à faire confiance, il risque d’enfermer les collaborateurs dans des procédures. S’il y a dans son équipe un collaborateur imaginatif et rapide, qui a besoin d’un certain espace de liberté, celui-ci souffrira. Structurellement, ils auront du mal à travailler ensemble.
A l’opposé, un leader qui encourage la prise de risque, les nouvelles idées, papillonne et concrétise peu, et qui s’entoure de profils similaires au sien, (ayant besoin de liberté), risque de commettre des erreurs, de ne pas vérifier assez, d’aller trop vite, d’ignorer les risques.
Nous avons besoin dans nos équipes de profils opposés, qui vont comme des pièces d’un puzzle former un tout. Ceux qui ont besoin de plus de cadre vont être précis et rigoureux, avoir le sens du détail et vont être très complémentaires des individus générateurs d’idées.
Au cours des années, j’ai élaboré toute une cartographie des comportements et des besoins, je ne vous en cite que quelques-uns, mon objectif étant de vous donner des clés de lecture pour une écoute empathique face à l’émotion et l’envie de réfléchir au meilleur fonctionnement de vos équipes !
Courte biographie de Julie Gauvin :
Après avoir travaillé à Moscou et à New-York, Julie se forme aux neurosciences appliquées au management et passe la certification Transformance Coach&Team chez V. Lehnardt. Elle fonde son cabinet et depuis dix ans accompagne les équipes et les associés, anime séminaires et conférences.