Autorégulation : produire en étant juge et partie
Quels impacts pour les juristes et dirigeants d’entreprises ?
BLR n°23 – 01/12/2022
Photo de couverture : Emmanuel Moyne et Kiril Bougartchev, avocats associés, Bougartchev Moyne Associés
Les Etats n’ont pas ou plus les moyens de contrôler tous les actes frauduleux ou « non vertueux » des acteurs économiques. La compliance va-t-elle permettre d’y remédier et favoriser une économie plus vertueuse ? Enclenchées depuis quelques années, les entreprises sont donc appelées à s’autoréguler. Ainsi, elles ont l’obligation juridique de contrôler leur « bonne conduite » et celle de leurs salariés, leurs fournisseurs, leurs clients… et de déclarer les manquements aux autorités. Elles sont donc juges et parties. Un exercice périlleux car rendre une décision lorsqu’on y a un intérêt peut-il être « pertinente ou juste » ? Comment les juristes peuvent-ils conseiller les dirigeants ?
Retours en quelques mots sur une table ronde du 14e Business & Legal Forum (20.10.2022) « Compliance : quand l’entreprise s’autorégule, s’autocontrôle et contrôle ses parties prenantes. Quelles stratégies juridiques et compliance pour la stratégie d’entreprise ? » avec les interventions de Kiril Bougartchev, Emmanuel Moyne, avocats associés, Bougartchev Moyne associés, Dominique Bourrinet, directeur des affaires juridiques, Société Générale, Jérôme Simon, premier vice-procureur financier, Parquet National Financier et Stéphanie Le Coq de Kerland, directrice juridique, Groupe Nexity.
Encourager versus sanctionner
Il a été rappelé que la volonté politique est d’encourager les comportement vertueux, favoriser la coopération entre les entreprises et les pouvoirs publics. Ainsi, le législateur a structuré un cadre législatif pour améliorer l’effectivité de la prise en compte des normes et faciliter la révélation des faits.
Les entreprises sont appelées à prendre leurs responsabilités. Néanmoins si elles souhaitent continuer « à faire comme avant », les autorités en tireront les conséquences. Les effets dépassent d’ailleurs souvent le cadre juridique avec une dégradation d’image auprès des consommateurs et des investisseurs. Certains acteurs économiques réclament des récompenses pour « bien se conduire », mais ce n’est pas la voie choisie en France. Cependant, les comportements dits de bonne foi et volontaristes sont pris en compte par les autorités.
Un travail titanesque
Les pouvoirs publics demandent aux entreprises de contrôler que leurs parties prenantes (dirigeants, salariés, fournisseurs, clients…) respectent des règles sans avoir, bien entendu, les pouvoirs de la force publique. C’est un exercice délicat. A quel moment l’entreprise doit-elle saisir les autorités ?
Comment exercer son contrôle sur ses fournisseurs alors qu’un grand groupe peut en compter plusieurs milliers ? Généralement, le contrôle s’exerce sur des « déclarations » mais est-ce suffisant ?
Avec les sous-traitants clés, le contrat est le principal outil dont disposera le donneur d’ordre pour organiser les investigations permettant un réel contrôle. La valeur ajoutée du juriste prend tout son sens dans cet exercice. Il peut mettre opportun de faire des simulations de crise avec les fournisseurs dont dépendent directement les activités de l’entreprise. Avec le devoir de vigilance et ses développements à venir, le déclaratif sera sans doute insuffisant. Les entreprises et leurs juristes ont donc des challenges à relever avec des impacts sur la chaîne de valeur de l’entreprise.
Stéphanie Le Coq de Kerland, directrice juridique, Groupe Nexity. Selon vous, quel est le rôle du directeur juridique sur ces enjeux d’autorégulation ? Comment interagissez-vous avec les dirigeants et les opérationnels ?
Pour que l’autorégulation soit efficace, le directeur juridique doit traduire la réglementation en processus opérationnels adaptés aux modes de fonctionnement de l’entreprise. Que ce soit grâce à la formation, l’évolution des outils métiers ou des procédures du Groupe, la direction juridique doit faire tout ce qui est en son pouvoir pour que l’application des mesures qu’impose l’autorégulation devienne un réflexe. Le jour où les réflexes des dirigeants et des opérationnels seront tellement naturels qu’on ne réalisera même pas que c’est une forme d’autorégulation, alors l’exercice sera réussi.
Kiril Bougartchev, Emmanuel Moyne, avocats associés, Bougartchev Moyne associés. Au fil des affaires que vous traitez, quelles sont les tendances ? Les jugements sont-ils plus sévères versus la justice négociée ?
Les avantages de la justice négociée sont davantage liés à sa célérité. S’agissant des personnes morales en cas de conclusion d’une CJIP, elle réside dans l’absence de prononcé d’une condamnation pénale (inscrite au casier judiciaire) et d’une potentielle peine d’exclusion des marchés publics que dans une absence supposée de sévérité. Les amendes d’intérêt public les plus fortes excèdent les condamnations pécuniaires les plus lourdes. La justice négociée française demeure très imparfaite : la CJIP ne couvre pas toutes les infractions qui mériteraient de l’être. Elle n’est pas accessible aux individus alors que la sanction pénale est avant tout une sanction qui frappe la personne physique jusque dans sa liberté d’aller et venir, ce qui est donc, en soi, extrêmement sévère. Il faudrait donc ouvrir plus largement le champ de la justice pénale négociée.
Rendez-vous le 06 avril 2023 pour le Global Anticorruption & Compliance Summit (GACS) et le 19 octobre 2023 pour le Business & Legal Forum.
Cette tribune est un extrait de l’une de nos tables rondes. Pour prendre connaissance de l’ensemble des travaux de nos tables rondes, participez à nos rencontres, elles sont particulièrement riches en retours d’expérience tant des entreprises que des autorités et des conseils. TOUT SAVOIR.